Analyse du traitement médiatique des mouvements étudiants pro-palestiniens suisses par le 19h30.
Le 19h30 de la RTS, anciennement nommé « Le Téléjournal », est le principal journal d’information en Romandie. Avec plusieurs centaines de milliers d’auditeur⸱ices et une certaine légitimité accordée à l’échelle nationale, le journal devient capable de diriger les mentalités en Suisse romande et exerce donc une influence politique considérable. C’est pourquoi nous avons décidé de nous atteler à l’analyse du traitement médiatique de l’émission sur les mobilisations étudiantes pro-palestiniennes en Suisse. Un traitement qui, comme nous le développerons, a péché et a participé à la construction de l’image d’un mouvement violent et « radicalisé » pour lequel une réponse autoritaire est la seule solution envisageable et légitime.
La meute
La majorité des sujets qui ont eu trait aux mobilisations pro-palestiniennes dans les universités suisses ont été présentés dans les éditions animées par Jennifer Covo et Philipe Revaz, deux journalistes phares de la première chaîne de télévision romande. Iels mèneront de nombreuses interviews et introduiront les sujets d’autres membres de la rédaction.
La genevoise qui s’est formée au journalisme à Léman Bleu a rejoint la RTS en 2010. Dans une interview à L’illustré, Jennifer Covo se confie ne pas se vouloir être inquisitrice, ne plus souhaiter pratiquer le journalisme politique1.
Philipe Revaz, ancien correspondant à Washington pour la politique américaine, devient présentateur en 2019. Il a notamment fait récemment parler de lui pour son interview qualifié d’une « honte pour le journalisme suisse » par l’association Palestine de l’UNIL du photojournaliste palestinien Motaz Azaiza où il lui demande de condamner les attaques du Hamas, mais dont la réponse du journaliste palestinien contextualisant l’horreur du régime colonial Israélien sera ensuite censurée.2
Ainsi, bien que ces deux journalistes soient les principaux protagonistes de cette séquence, nous tenons à préciser que notre analyse ne constitue pas une attaque individuelle. Le problème ne se limite pas nécessairement aux éventuels biais de certains membres de la rédaction, mais concerne la presse entière. Nous souhaitons fonder cette analyse sur des bases théoriques importantes de l’histoire de la critique de la « médiacratie ». Les responsables de ces organes de presse ne complotent pas de manière consciente pour amener la population à croire à des récits trompeurs sur la Palestine. L’orientation institutionnelle des organismes de presse les incite à formuler les questions de manière à favoriser la classe à laquelle ils appartiennent, qu’il s’agisse de la colonisation en Palestine ou d’un certain nombre d’autres sujets. C’est en tout cas l’opinion de Greg Shupak3 exposée dans son livre « The Wrong Story: Palestine, Israel, and the Media ».
Nous employons à plusieurs reprises le terme chien de garde. Celui-ci n’est pas un terme injurieux, il est issu d’un ouvrage de Paul Nizan de 1932 contre quelques-uns des philosophes français les plus connus de l’époque, repris dans l’essai politique de Serge Halimi: « Les Nouveaux Chiens de garde », dans lequel l’actuel rédacteur en chef du Monde Diplomatique examine comment les médias incarnent un rôle de « chien de garde » de la pensée unique. Comme formidablement illustré dans le film du même nom, Halimi tire la conclusion, à travers de nombreux exemples, que les pouvoirs médiatiques, politiques et économiques français sont en collusion constante pour s’assurer que le traitement médiatique soit en leur faveur.
Pour Noam Chomsky et Edward S. Herman, les grands médias sont des institutions idéologiques efficaces et influentes qui exercent une fonction de propagande en soutien au système en place. Oubliez cependant les théories du complot et les collusions entre la classe politique et médiatique telles qu’exposées par Halimi; selon eux, aucune coercition manifeste n’est nécessaire : le besoin de rentabilité, l’autocensure des journalistes et les hypothèses intériorisées suffisent à produire ces effets. Tout cela permet de créer le consentement de la population, d’où le titre de leur livre et de son adaptation au grand écran : « La fabrique du consentement » (Manufacturing Consent).
Un seul mot à la bouche: police
La grille d’analyse Chomsky-Herman nous donne des pistes sur l’angle médiatique adopté lors de la couverture des événements. Face aux images horrifiques que les citoyen·nes suisses peuvent voir tous les jours, développant une solidarité naturelle avec le peuple gazaoui qui mènera de nombreu·euses citoyen·nes et étudiant⸱es dans la rue, il serait alors du rôle des présentateur·ices de la RTS de créer le consentement nécessaire dans la population à la répression des militant⸱es. La RTS de par ses intrications dans le tissu bourgeois suisse, se fait mégaphone des points de vue et des considérations du bloc bourgeois. Les financements de la RTS publics comme privés tiennent du fait qu’elle servira aux milieux économiques des discours qui lui conviendront. Les récentes attaques sur le financement des services publics ne font que renforcer la fébrilité de ces rédactions déjà très conciliantes. Comme le démontre Halimi, les médias occidentaux sont gérés par la classe dirigeante occidentale, ils orientent donc le public vers des attitudes propices à sa domination. Des attitudes qui veillent donc à ce qu’Israël reste la puissance militaire dominante dans la région parce que cela sert les objectifs politiques et économiques occidentaux4. Une répression qui devient alors nécessaire pour faire taire un mouvement qui prend de l’ampleur, ici comme dans toutes les puissances occidentales.
C’est aussi l’avis de la militante Paola Salwan Daher qui sera en première ligne face aux attaques des médias. Elle nous confie que :
« La couverture médiatique des médias dominants vis-à-vis du mouvement de solidarité avec la Palestine, de par le monde comme en Suisse, n’a reflété qu’un parti pris pour Israël sous couvert de ‘neutralité’ journalistique. En diabolisant le mouvement de solidarité et déformant ses propos, en déshumanisant les Palestiniens à coup de voix passive et de remise en cause de leurs témoignages et en dépeignant les mouvements étudiants pro-palestiniens comme générateurs de chaos, les médias tels que la RTS ont fabriqué du consentement pour la répression policière et brutale à l’encontre de ce mouvement. »
Paola Salwan Daher
En Suisse, tout sera fait pour présenter l’intervention policière comme la seule issue possible face à ces mobilisations dans des universités historiquement réticentes à l’intervention des forces de l’ordre et prônant la liberté d’expression.
Les archives montrent que les journalistes n’ont pas hésité à instrumentaliser les attaques du camp sioniste. À Genève, malgré plusieurs attaques unilatérales et injustifiées, comme lorsqu’une doctorante, proche de la rectrice, entre armée de ciseaux durant la nuit dans l’occupation pour décrocher des drapeaux, ou quand un groupe accompagné du grand rabbin de la Communauté israélite de Genève interrompt une minute de silence en soutien aux victimes de la guerre pour scander des chants en soutien à l’État génocidaire, ou encore quand un homme déverse le contenu d’un extincteur sur les étudiants5. Il ne sera demandé à personne de condamner ces attaques violentes ; au contraire, elles seront reprochées aux étudiant⸱es pro-palestinien⸱nes mobilisés sur place, accusés de créer la discorde sur le campus.
Les journalistes iront cinq fois, selon notre décompte, interviewer des représentants de l’extrême droite, contre une seule prise de parole du Centre, une du PS et une des Vert⸱es6. Ceux-ci sont présentés comme des soutiens des occupant⸱es, mais à l’antenne sont beaucoup plus timides : ils témoignent être contre le boycott académique.
La très manifeste surreprésentation de figures politiques d’extrême droite qui, bien souvent, ont appelé à la répression policière, n’est cependant pas l’unique problème. Alors que les rares interviews avec des militant⸱es ne durent pas plus que quelques secondes, leur laissant uniquement la place pour parler de mobilisation ou condamner tel ou tel acte, c’est aux recteur·ices qu’on déroulera le tapis rouge. À leur tour : Audrey Leuba (UNIGE), Martin Vetterli (EPFL) et Fréderic Hermann (UNIL) se retrouveront sur le plateau de la première chaîne suisse romande.
Durant ces interviews, les journalistes sélectionnent principalement des questions d’ordre sécuritaire qu’ils poseront sous un ton naïf. Ils présenteront la répression comme nécessaire. Quand Jennifer Covo fait venir la rectrice de l’université de Genève, sa toute première question réside sur l’évacuation presque indispensable des étudiant⸱es de leur propre université. Et quand la réponse ne l’a pas satisfaite, elle se relance : « On pourrait envisager l’intervention de la police ? ». Façonné malgré lui par le carcan impérialiste ambiant, le téléspectateur aura jugé vraisemblablement qu’il s’agissait là de questions de bon sens.7
Mais quand les recteur⸱ices n’ont pas réprimé assez rapidement à leurs yeux, ils subissent également des questions belliqueuses sur la chaîne d’information. « Est-ce que vous ne vous êtes pas laissé un peu dépassé ? », « Comment en est-on arrivé là, est-ce qu’il y a une responsabilité des grandes écoles d’avoir laissé rentrer ses discussions politiques sur le campus, est-ce que l’université ne doit pas être totalement neutre ? » demande encore Jennifer Covo à Audrey Leuba et Martin Vetterli respectivement. À l’UNIL, le recteur est qualifié de « trop laxiste », « pas assez autorité » par « certains » selon Philippe Revaz. Les journalistes se concentrent véritablement sur la répression et le malaise qu’a pu créer les mobilisations.
Alors que des milliers d’étudiant⸱es et de citoyens se mobilisaient pour dénoncer les collaborations, pourquoi les journalistes n’ont-ils jamais jugé nécessaire de poser des questions sur ces collaborations décriées par les militant·es, ou de parler des liens entre leurs universités et celles du régime sioniste ? Il serait naturel de vouloir comprendre si les militant·es ont raison de soutenir la campagne palestinienne PACBI pour le boycott universitaire, de vérifier si les collaborations universitaires jouent un rôle dans la légitimation du régime colonial ou dans la fabrication des composants d’armes de l’armée génocidaire. Cela ne semble pas avoir traversé l’esprit de nos journalistes vedettes, qui n’abordent presque jamais la question du boycott académique.
Omerta sur le boycott académique
Lors du visionnage de tous les sujets du téléjournal ayant attrait au mouvement étudiant pro-palestiniens en Suisse, notre premier constat est le silence quasiment absolu sur les revendications du mouvement.
Alors que de nombreux sujets mentionnent rapidement que le mouvement se bat pour le boycott académique, et bien que celui-ci ait été le fer de lance du mouvement de contestation, les journalistes n’ont pas jugé nécessaire de s’attarder sur cet élément. Vous n’apprendrez pas sur la chaîne publique qu’il s’agit d’une campagne d’universitaires palestiniens vieille de plus de 20 ans. Ils ne parleront ni des liens entre l’armée d’occupation et les universités du régime d’apartheid. Dans la trentaine de sujets analysés, aucun n’a mentionné que certaines universités sont en territoire occupé, ni souhaité aborder le rôle colonial attribué à de nombreuses disciplines scientifiques dans l’État d’apartheid, comme l’archéologie, qui est instrumentalisée pour rechercher sélectivement les éléments historiques permettant de construire un récit national effaçant l’histoire des peuples arabes et musulmans de la région, ou encore en expropriant les Palestiniens de leurs terres sous prétexte de fouilles, sans jamais permettre le retour des familles concernées.8
Même quand le sujet y est propice, tel que dans le sujet publié le 26 février, nommé : « Des étudiants genevois et une chercheuse lausannoise veulent mettre fin au partenariat avec des universités israéliennes. » Les pauvres 18 secondes d’interviews accordées aux étudiant·es ne leur permettront que de mentionner le double standard hallucinant face au manque de condamnation de la guerre Israélienne sur les palestinien·nes alors que la réaction des universités ne s’était pas fait attendre pour la guerre en Ukraine.
Un sujet le 8 mai traitera de la porte sécuritaire de certaines des collaborations entre l’EPFL/ETH et Israël. Un travail d’investigation dont on pourrait se réjouir, mais qui s’arrête à simplement lire les communiqués de presse rédigée par les deux écoles fédérales, niant tous problèmes et prônant la liberté académique de collaborer avec la police d’un état d’apartheid.
Cependant, dire que le journal n’a quasi pas traité de la première revendication du mouvement qui a occupé son antenne pendant un mois serait faux. Iels ont fait un reportage, le 5 mai, le jour de la première occupation suisse, dans un sujet complètement unilatéral, puisque iels se sont rendu·es en Israël interviewer des universitaires se plaignant d’être « visé » par la campagne.
Un sujet ahurissant où on peut entendre une étudiante témoigner de la « stupidité » des gens qui osent employer le terme d’apartheid pour Israël, le tout sans aucune remise en question des journalistes présentant le sujet. Simple oubli malencontreux de la rédaction ? Le sujet ne s’arrête cependant pas là.
Le journal relaie ensuite à l’antenne des propos faisant l’amalgame complet entre la judéité et la « défense d’Israël » où un étudiant affirmera que face au trop grand nombre de « musulmans » sur les réseaux, il est difficile pour les « juifs » de défendre l’image du pays… Encore une fois, sans réaction ou remise en question des journalistes menant l’interview. Nous devons quand même rappeler que ce genre de propos « participent aussi à renforcer de différentes manières l’amalgame « juif·ve = sioniste », et jouent un rôle crucial dans la délégitimation des soutiens aux droits des Palestinien·nes, en accusant par exemple les militant·es BDS d’être antisémites ou en propageant l’amalgame « antisionisme = antisémitisme »» comme le souligne le collectif juif décolonial Tsedek dans en interview avec Frustration Magazine9. Inversement, l’amalgame attise aussi l’antisémitisme en légitimant, avec un récit religieux, les violences perpétrées par l’état sioniste. De ce fait, la responsabilité du sionisme est obscurcie aux dépens de la communauté juive générale qui subit des ressentiments nourris par cette confusion problématique.
Ils choisiront aussi d’interviewer une professeure Israélienne pour défendre les collaborations au nom de la « liberté académique », sans mentionner qu’elle est à la tête d’une faculté de l’université Hébraïque de Jérusalem10 11, qui collabore étroitement avec l’armée génocidaire, forme les officiers de renseignement militaire et va même jusqu’à occuper illégalement des territoires palestiniens à Jérusalem.
Source d’information ou chaîne de propagande, la RTS a pris des airs de i24 News ces derniers mois.
Le scandale: la brique nécessaire à la fabrication du consentement
Pour créer les conditions nécessaires à la répression, les « chiens de garde » dans les médias réservent une place particulière à toute voix qui critique les mobilisations. Celles-ci pouvant être facilement mises en avant pour tirer un portrait bien cynique des mouvements pro-palestiniens.
Rapport sur les collaborations à l’UNIL
Le plus probant est évidemment le traitement journalistique qui a été fait du rapport sur les collaborations à l’université de Lausanne. Alors qu’aucun sujet du téléjournal ne traite du fond du rapport, à savoir les collaborations décriées par les militants, le document ne finit par faire réagir que par la création de toute pièce par l’appareil médiatique d’une controverse plus de 10 jours après sa sortie.
À l’origine de l’affaire, c’est Aïna Skjellaug du Temps qui rédige un article à charge12 envers le collectif ayant occupé l’université pour avoir inclus les noms des chercheurs travaillant en collaboration avec Israël, une information déjà librement accessible sur internet et qui ne semble pas avoir gêné les personnes concernées13. Cependant, il n’en faudra pas plus pour que le sujet se retrouve dans le journal de Jennifer Covo en faisant intervenir le premier parti xénophobe de suisse qui demande à « recadrer » les étudiant⸱es.
Alors que les critiques aux mouvements étudiants pro-palestiniens existent et doivent pouvoir être traitées, les journalistes ne paraissent être intéressé·es que par une seule chose : créer l’image d’un mouvement pernicieux sans jamais traiter le fond de leurs revendications.
Conférence de Polyquity à l’EPFL
Ce n’est cependant pas le seul exemple, le traitement médiatique de l’affaire de Polyquity nous a aussi sérieusement questionné. Il aura suffi d’un mail aux médias de trois étudiant⸱es pour créer les conditions nécessaires à la suspension de la plus grande association féministe du campus Lausannois.
La rédaction du 19h30 se saisira d’une conférence donnée par la militante décoloniale Paola Salwan Daher sur le campus de l’école polytechnique pour lancer le discrédit sur le mouvement pro-palestinien naissant. Durant l’évènement, trois étudiant·es filment des séquences de la conférence ainsi que le visage des participants. Demandé·es de ne pas filmer, iels continueront à le faire durant l’événement et enverront un courrier aux médias et à la direction, se plaignant d’une conférence féministe qu’iels jugent inacceptable car « partisane », la liberté académique s’arrêtant apparemment aux conférences parlant de colonialisme. Le traitement médiatique ne confrontera jamais ce narratif. L’association en question et la militante n’auront même pas été contactées avant la publication du sujet. Le reportage a donc été une surprise totale pour elleux:
“On ne comprenait pas que des gens aient écrit une telle lettre et qu’on n’y ait pas eu accès, on ne comprenait pas non plus de quel droit on affichait le nom de notre asso sans nous avoir contactés, sans qu’on ait eu d’échange avec qui que ce soit en fait. Je crois qu’on était toustes très en colère et indigné.”
Polyquity
Un sujet réalisé donc sans confrontation de faits, et sans contacter d’autres témoins présent⸱es durant la conférence, selon nos informations. La conférencière dénonce :
« Au lieu de prendre contact avec moi, de me demander mon point de vue, de confronter les narratifs comme tout journaliste qui se respecte ou même tout bonnement de me prévenir que je serai au 19:30, les journalistes de la RTS ont préféré prendre fait et cause pour une personne anonyme ayant enregistré la conférence sans le consentement de qui que ce soit et ayant gravement déformé mes propos. Mon visage, mon nom, ont été montrés et j’ai été gravement diffamée sans même être mise au courant. »
Paola Salwan Daher
Elle annonce avoir porté plainte pour diffamation contre les étudiant⸱es l’ayant enregistré sans son consentement.
Un sujet qui causera donc une répression immédiate : sous la pression, l’EPFL décidera le jour même de sanctionner l’association. Une façon de procéder que l’association féministe dénonce :
“Iels ont détourné les propos de Paola Salwan Daher, iels ont cité un extrait sans avoir vu préalablement la conférence, et ça nous a vraiment fait nous sentir impuissant⸱es, on a un peu eu l’impression que le but était de nous descendre et qu’on cherchait à nous intimider.”
Polyquity
Celle-ci, par transparence, publiera finalement la vidéo de la conférence le lendemain, permettant alors à la journaliste, qui ne se veut pas « inquisitrice », d’animer l’antenne un deuxième soir de suite sur ce sujet. Le premier journal de suisse romande n’a donc rien de mieux à faire ?
Dans ce second sujet à charge, l’animatrice tronque une séquence de la conférence de Paola Salwan Daher. Selon les militant⸱es, elle sortira de son contexte un extrait sur l’instrumentalisation des violences sexistes pour justifier les rhétoriques coloniales et résumera la conférence à ces propos. Polyquity confie :
“On a été choqué·e·x·s et outré·e·x·s de cette manière d’interpréter notre conférence et de détourner quelques propos, sans parler de la conférence dans son entièreté et du sujet principal.”
Polyquity
Pour alimenter la polémique, Jennifer Covo invitera Luciana Vaccaro de SwissUniversities à se positionner. Dans un moment de grand journalisme qui rendrait probablement Edwy Plenel jaloux, elle lui demandera s’il est « acceptable » qu’un étudiant juif se sente mal à l’aise en suisse à cause d’une conférence. Ce genre de question qui n’attend qu’une réponse évidente, c’est un grand classique des méthodes d’un chien de garde en exercice. La journaliste qui refuse de faire du « journalisme politique » se retrouve à tout faire pour clouer au pilori la conférencière.
Luciana Vaccaro ira alors jusqu’à employer le terme de « négationniste » des viols du 7 octobre pour désigner les propos de la conférencière. Un terme intrinsèquement lié à la Shoah. Des propos que Paola Salwan Daher juge diffamatoires et pour lesquels elle annonce aussi avoir déposé plainte contre Luciana Vaccaro. Cependant, sur le plateau, ces propos n’ont évidemment pas fait réagir la journaliste. Contactée, Luciana Vaccaro nous informe ne pas avoir été mise au courant et refuse de commenter l’affaire.
Évidemment, les sanctions contre l’association n’ont pas tenu, la direction ayant fini par faire annuler toutes sanctions, les organisateur⸱ices n’ayant rien à se reprocher. Cependant, la tempête médiatique était déjà passée par là, laissant des séquelles sur le mouvement décolonial. La tornade Covo laissera malheureusement des traces sur sa cible de prédilection ce jour-là :
« L’impact psychologique de la malhonnêteté manifeste de la RTS, de sa mauvaise foi (chaque équipe journalistique mettant la responsabilité sur leurs collègues sans prendre aucune responsabilité pour les agissements de la chaîne) a été très important, d’autant plus que je travaille avec de nombreux diplomates qui ont vu les segments de la RTS, ce qui a le potentiel de nuire à ma carrière. D’autre part, nous savons que les activistes pro-palestiniens sont ‘recensés’ par l’association Suisse-Israël, suite à l’article paru dans le temps, ce qui crée une angoisse additionnelle, surtout vis-à-vis de ma famille. »
Paola Salwan Daher
“Le travail de la RTS était partisan. Lors du second sujet, on s’est un peu senti comme si la RTS nous avait interviewé juste pour se donner bonne conscience, comme si iels avaient bien fait leur « travail journalistique » mais juste pour nous descendre derrière.”
Polyquity
Des attaques qui ne suffiront pas à passer la conférencière sous silence :
« Cependant, aucune angoisse, aucun manque d’intégrité journalistique, aucune opposition n’est comparable au quart de ce que vit le peuple palestinien. Nous nous devons de continuer à disséminer les voix palestiniennes et à partager une information de qualité pour faire de nous des relais de solidarité qui ne nous laisseront pas intimider. La certitude d’être du côté de la justice, de la libération et du respect du droit international, et le courage sans cesse renouvelé du peuple palestinien et de nos camarades de par le monde me donne la persévérance nécessaire. »
Paola Salwan Daher
Un rappel admirable que rien ici en suisse n’est comparable aux atrocités que vivent tous les jours les palestinien·nes. Quelque chose que les opposant⸱es aux mobilisations ne semblent pas saisir, n’hésitant pas à parler de « prise d’otage » dans plusieurs sujets de la RTS en désignant les occupations de bâtiments publics. Un terme d’extrêmement mauvais goût, qui n’a jamais fait broncher les journalistes, alors qu’on sait qu’il y a plus de 7’000 vrais otages encore détenus.14 15
Menaces de mort sur un groupe telegram à l’EPFL
Enfin, un troisième exemple de traitement médiatique ayant permis de lancer le discrédit sur le mouvement étudiant pro-palestinien est le sujet du 24 mai sur les menaces de morts qu’ont reçu des étudiant⸱es à l’EPFL. Le sujet sera nommé : “À l’EPFL, des étudiants pro-palestiniens mais modérés, menacés par les plus radicaux”.
Le format est identique à celui sur le rapport de l’UNIL (ou plutôt contre le rapport de l’UNIL), Aïna Skjellaug du Temps rédige un article à charge16, accusant des pro-palestiniens d’avoir envoyé un message sur un groupe public menaçant de mort des étudiant⸱es avec qu’ils ont eu des désaccords dans une assemblée générale. Des propos que tout le monde condamne rapidement, à la fois la coordination étudiante pour la Palestine qui opère sur l’EPFL mais aussi la direction qui pour la première fois se saisira à l’interne d’un incident ayant eu lieu en ligne17. L’affaire aurait pu s’arrêter là, mais c’est sous-estimer le flair des médias qui, fidèles à l’instrumentalisation des critiques du mouvement pro-palestiniens pour discréditer le mouvement, le qualifiera dès lors de « radicalisé ».
Sans avoir la moindre envie de minimiser la gravité des différents propos inacceptable tenu dans ce groupe, nous souhaitons aujourd’hui surtout questionner le traitement médiatique de l’affaire.
Le 19h30 introduira les victimes de l’affaire comme des pro-palestiniens18 qui « ne veulent que la paix » face à des individus qu’on percevra être des racailles radicalisées que la journaliste présente comme des « militants ». Un parti pris, loin de la vérité selon plusieurs étudiant·es membre du groupe de discussion mentionné dans le sujet.
Iels ont souhaité témoigner auprès du Canard Huppé. Spectateur⸱ices des propos racistes et discriminatoires qui ont eu lieu dans ce fil de discussion. Certains messages les ont choqués. On pouvait par exemple y lire que les Palestiniens méritent « l’enfer » pour avoir voté Hamas. Des propos venant d’un étudiant que la présentatrice décida de présenter comme « pro-palestinien », selon eux. Ceux-ci sont peut-être plus proches d’un appel à la haine qu’à la paix.
Un autre utilisateur réfute que les menaces venaient de militant⸱es:
Ce qui me dérangeait surtout, c’est que ces personnes n’avaient absolument pas de légitimité dépassant leur propre personne. Personnellement, je n’ai jamais vu ces personnes ni s’investir ni donner leurs opinions dans les sphères de défense des Palestiniens. […] Je trouve extrêmement dérangeant que l’on nous fasse porter la responsabilité de ces personnes ignorantes sur ce groupe, alors que ce sont des personnes avec qui nous n’avions même pas contact dans le mouvement étudiant.
Utilisateur du groupe EPFL, militant pro-palestinien
Loin de nous l’idée de minimiser la gravité des menaces, nous nous questionnons sur l’instrumentalisation de ce sujet. Pourquoi est-ce que la rédaction a-t-elle cadré le sujet de cette manière: « pro-palestiniens modérés » contre « militant⸱es radicaux » ? Finalement, sans nuance, sans travail de terrain, sans interviewer d’autres utilisateur⸱ices de ce groupe, donc sans investigation, que reste-t-il du travail journalistique ? Le cadrage de ce genre de sujets ont largement participé à l’inscription d’une cible au dos du mouvement pro-palestinien. Une méthode décriée par de nombreux membres de l’EPFL lors du TownHall ayant eu lieu le jour même19, évidemment sans remise en question de la chaîne d’information.
Conclusion
Le traitement médiatique des mouvements de solidarité au génocide en cours en Palestine n’a pas eu droit à de l’équilibre, mais aura été la cible de nombreuses attaques. Un rappel important que face à d’autres mobilisations, les luttes anti-impérialistes restent très largement prises d’assaut et pas uniquement par le camp réactionnaire.
Mais si le traitement médiatique a été si défavorable, c’est bien parce que les mobilisations gênaient le bloc bourgeois dont la RTS se fait mégaphone. Chaque geste a son mobile et les attaques sur le mouvement pro-palestinien traduisent le succès du mouvement à s’en prendre aux intérêts occidentaux, fervents défenseurs du projet colonial.
Des leçons peuvent tout de même être tirées dans ces séquences médiatiques. Face au peu de marge de manœuvre, les militant·es s’épuisent trop souvent à essayer d’attirer le regard des rédactions pour sensibiliser à leur cause, alimentant une économie de l’indignation aujourd’hui démontrée comme inefficace ou même préjudiciable, car voué à défendre bec et ongle l’hégémonie occidental.
Il est peut-être temps de penser outre le tout-média dictant la pertinence d’une action par sa couverture sur les chaînes bourgeoises, mais également d’investir véritablement le milieu médiatique romand.
Contactés pour des interviews, Jennifer Covo et Philippe Ravez n’ont pas répondu à nos sollicitations.
- https://www.illustre.ch/magazine/jennifer-covo-jai-ete-elevee-dans-la-tolerance-590142 ↩︎
- https://www.blick.ch/fr/news/suisse/vous-etes-dego-tants-le-journaliste-palestinien-motaz-azaiza-accuse-la-rts-de-lavoir-censure-id19527335.html ↩︎
- https://jacobin.com/2018/09/media-bias-palestine-israel-imperialism-advertising ↩︎
- https://www.theleftberlin.com/israel-the-us-and-imperialism/ ↩︎
- https://www.instagram.com/p/C7q6PguINqn ↩︎
- Sujets du 07.05.24, 10.05.24, 14.05.24, 28.05.24 ↩︎
- Référence au livre Nouveaux chien de garde, Halimi ↩︎
- Maya Wind, Expertise of Subjugation. ↩︎
- https://www.frustrationmagazine.fr/juifs-tsedek/ ↩︎
- Maya Wind, Expertise of Subjugation ↩︎
- https://en.social.huji.ac.il/staffs ↩︎
- https://www.letemps.ch/suisse/vaud/a-l-unil-des-professeurs-fiches-pour-leurs-collaborations-academiques-israeliennes ↩︎
- Téléjournal du 28.05.24 ↩︎
- https://www.hrw.org/news/2023/11/29/why-does-israel-have-so-many-palestinians-detention-and-available-swap ↩︎
- https://www.haaretz.com/israel-news/2024-06-20/ty-article/report-number-of-israeli-hostages-still-alive-in-gaza-estimated-to-be-as-low-as-50/00000190-35b0-d690-a190-f5b76ff40000 ↩︎
- https://www.letemps.ch/suisse/vaud/a-l-epfl-menaces-et-intimidations-sur-les-rares-voix-dissidentes ↩︎
- Ceci, ne semblait pas être possible pour les affaires de harcèlement et d’agressions il y a encore peu de temps. ↩︎
- Nouveaux chien de garde, Halimi ↩︎
- https://actu.epfl.ch/public/upload/files/TownhallMay242024.pdf ↩︎
Les images de la RTS sont reproduites ici en vertu de l’article 28 de la LDA.