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Au Kurdistan turc, une société en lutte pour la liberté ! – Retour de délégation

À l’occasion de la manifestation anniversaire du traité de Lausanne le samedi 27 juillet 2024, nous re-publions ici en version modifiée un article de la délégation lausannoise qui s’est rendue au Kurdistan durant les dernières élections locales au printemps 2024.

Le traité de Lausanne, qu’est-ce que c’est ?

C’est un traité signé par les puissances coloniales et l’empire ottoman en 1923 au palais de Rumine de Lausanne qui consacre le territoire de la Turquie moderne et l’épuration ethnique des peuples minoritaires. Ce traité s’oppose au précédent traité de Sèvres 1920, jamais appliqué, qui donnait aux Kurdes et aux autres peuples minoritaires de la région des territoires autonomes.

Une manifestation « Contre le traité de Lausanne et le génocide des peuples du Kurdistan et du Moyen-Orient » partira le samedi 27 juillet 2024 de la place Saint François (Lausanne) : Rassemblement dès 13 h. Tout le monde est bienvenu.

Retour sur notre délégation au Kurdistan

Les élections locales du 31 mars en Turquie ont été un camouflet pour Erdogan. Invité·e·s par le parti de gauche kurde DEM (ex-HDP), nous étions sur place au Kurdistan avec plus de 120 camarades européen·ne·s pour observer le processus électoral et rencontrer les camarades kurdes en lutte.

Devenu expert·e·s à contrer les manœuvres de triche électorale de l’AKP, le parti du président Erdogan, le DEM invite depuis une dizaine d’années des observateur·ice·s d’organisations européennes afin d’observer les élections. C’est une façon pour le parti de mettre sous pression les officiels locaux et de garantir, en Europe, un écho aux enjeux électoraux et plus largement à la lutte pour l’autodétermination kurde.

Les Kurdes sont un des plus grands groupes ethniques minorisés du Moyen-Orient. Iels sont présentes dans quatre états de la région : la Turquie, la Syrie, l’Iran et l’Irak. En Syrie et en Turquie, leur inspiration politique principale se fonde sur le paradigme du « confédéralisme démocratique » de Abdullah Öcalan, une forme de municipalisme libertaire qui repose sur trois piliers : démocratie directe, écologie et féminisme.

Abdullah Öcalan capturé en 1999 par la Turquie au Kenya. Il est détenu dans l’île-prison d’Imrali où il est resté le seul prisonnier pendant 10 ans.

Un urbicide

Notre séjour a démarré à Amed (Diyarbakir), ville considérée comme la capitale du Kurdistan. En août 2015, après une escalade d’offensives contre les Kurdes par l’État turc et « l’État Islamique », plusieurs villes du Kurdistan se soulèvent et déclarent leur autonomie, emmenées par des organisations armées affiliées au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). À Amed, l’insurrection se met en place à Sur, le centre-ville historique à majorité populaire kurde. Quelques mois plus tard, la puissante armée turque, seconde armée de l’OTAN par sa taille, lance l’offensive. Elle pilonne nuit et jour la vieille ville avec son aviation. La détermination de la jeunesse kurde en armes ne suffira pas face à la puissance de l’armée, et la vieille ville, à moitié rasée, est reprise par l’État turc. Depuis, l’État turc est présent en force à Sur, la police et les blindés sillonnent les rues et surveillent les intersections. Les habitant·e·s des quartiers populaires kurdes votant à majorité pour le DEM ont été expulsé·e·s et les quartiers sont petit à petit reconstruits. Les décombres des habitations, hier pleines de vie, sont aujourd’hui remplacés par de larges rues commerciales à l’européenne, toutes similaires, majoritairement vides, où alternent boutiques, cafés et toits-terrasses.

Rue d’un village dans le Bakur

Spoliation et répression

C’est dans cette ville à moitié reconstruite à neuf que nous avons rencontré les camarades du DEM en arrivant. Les élections locales étaient dans toutes les têtes, les murs, les camions qui passent dans les rues avec des haut-parleurs, les drapeaux triangulaires à l’effigie des différents partis qui pendent dans les rues. Pour le DEM l’enjeu est de taille, les municipalités représentent le premier échelon du paradigme politique, là où la démocratie locale se met en place. C’est l’endroit où se vit la pratique politique locale, où s’organisent et s’émancipent les habitant·e·s. Le régime l’a bien compris et depuis 2016, quelques mois après leurs élections, il destitue systématiquement toutes les co-maires  (dans le paradigme politique kurde, tous les postes à responsabilité sont dédoublés et tenus par une femme et un homme) du DEM et les remplace par un administrateur, « kayyum ». Sur 102 co-mairies DEM élues en 2019, seules 4 étaient encore en place lors de la tenue des élections de mars 2024. Parallèlement à leurs destitutions, la plupart des co-maires font face à des charges de « collusion avec les terroristes », et passent avec ou sans procès plusieurs mois en prison. Le précédent maire de Diyarbakir élu en 2019 a ainsi été condamné à 9 ans de prison. Sa prédécesseuse, élue en 2014, a été condamnée à 14 ans de prison.

Candidat·es du DEM pour le poste de co-maire à Amed

Fraudes et manipulations

En plus de sa répression contre les élu·e·s et cadres du DEM, le régime organise diverses fraudes électorales à l’aide de ses forces de sécurité. En amont des élections et en fonction des résultats des élections précédentes, l’État déplace le domicile de militaires et policiers pour les placer dans des districts à gagner et influencer les résultats en faveur de l’AKP. Ainsi, dans le district que nous sommes allé·e·s observer avec quelques camarades de la délégation suisse, à Kulp dans les montagnes, nous avons pu constater sur les listes électorales l’amoncellement de centaines de noms aux adresses de petit commissariat ou caserne.

Soldats de l’armée turque, déplacés pour voter à Amed

Ces manœuvres n’ont heureusement pas réussi dans tous les districts où elles se sont déroulées mais ont par exemple abouti dans la ville de Sirnak, un des berceaux de l’insurrection de 2015, où l’AKP a réussi à voler l’élection. Selon les premiers chiffres et analyses des camarades observateur·rice·s, un tiers des votes pour l’AKP ont été le fait de forces de sécurité déplacées sur place.

Les élections du 31 mars ont de manière générale été victorieuses que ce soit pour le DEM dans les parties kurdes de la Turquie ou pour le CHP, opposition centriste à Erdogan, dans le reste de la Turquie. Il reste à espérer que le parti pourra conserver les municipalités gagnées et enfin apporter les politiques dont les habitant·e·s ont besoin. Dans le cas de la ville de Van, le régime a invalidé à posteriori l’élection du DEM pour la donner à l’AKP. Ce n’est qu’après plusieurs jours d’insurrection populaire que la commission électorale a rétropédalé ; la lutte électorale du DEM n’est que complémentaire à la force de la société kurde dans la rue, et c’est unies qu’elles triomphent.

Aussi, depuis notre voyage au Kurdistan, le régime d’Erdogan a commencé à mettre à exécution ses menaces. Début juin, le maire de la ville de Hakkari a été mis en garde à vue pour « appartenance à une organisation terroriste » et immédiatement destitué pour être remplacé par un kayyum. Trois jours plus tard, un tribunal le condamnait à 19 ans de prison. Parmi les camarades kurdes, on craint que le régime ne veuille reproduire ce qu’il avait déjà fait en 2019 et destituer puis emprisonner la quasi-totalité des maires. Face aux attaques du système judiciaire turc piloté par le régime, seules la lutte et la mobilisation permettront de résister.Aujourd’hui, comme hier et demain, luttons contre le régime fasciste turc et Biji Kurdistan, an serkeftin an serkeftin!

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