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Analyse Campus Éthique

Quel futur pour l’expérimentation animale ?

L’expérimentation animale est une pratique très courante en sciences de la vie. Dans le cadre de la recherche fondamentale, l’utilité d’un gène peut par exemple être estimée grâce à la production génétique d’animaux mutants ne le possédant pas. Dans le cadre de la recherche appliquée, la vitesse de distribution, la répartition et la toxicité de produits médicamenteux peuvent être évaluées en temps réel dans des animaux vivants. Le plus souvent conduites sur des souris, des rats ou des poissons, ces recherches permettent d’étudier des phénomènes biologiques en conditions les plus proches possibles d’un fonctionnement physiologique complet, là où la recherche sur des cellules ou tissus artificiels ne parviennent pas à reproduire autant de paramètres biologiques présents dans les macroorganismes (système immunitaire, flux sanguin, etc.). C’est cette proximité avec les conditions physiologiques qui rend ces expériences dites ‘in vivo’ quasi-obligatoires à l’heure actuelle pour quiconque espère que ses résultats soient acceptés pour la publication dans les grandes revues de biologie.

Outre l’impact écologique des locaux où ils et elles sont en captivité (chauffage, éclairage, taux constant de CO2, etc.), l’expérimentation scientifique sur des animaux pose principalement des questions éthiques.

Il est en effet désormais absolument clair au sein du monde scientifique que les animaux  sont des êtres doués de sensibilité, possédant des émotions, des personnalités différentes, des comportements et une vie sociale, en somme, des êtres possédant de la sentience. Une récente compilation de plus de 200 articles de recherche fournie par l’organisation de recherche Rethink Priorities recense la présence évaluée avec confiance de comportements cognitifs (sens de la personnalité, biais cognitifs, coopération, permanence des objets, etc.) et ‘hédonistes’ (anxiété, soin parental, dépression, amitié, ennui, etc.) chez de nombreux animaux. Sont ainsi actuellement considérés sentients l’ensemble des vertébrés, certains mollusques et arthropodes.

Comment donc justifier la détention d’individus sentients contre leur volonté, ainsi que la privation de liens sociaux, la mort prématurée, et les traitements infligés ?

Sur le site de l’EPFL, on peut lire que “les animaux [sont] traités de manière responsable et éthique, selon les méthodes les plus récentes et avec des conditions d’élevage exemplaires dans des unités spécialisées” et que “les expériences [sont] soigneusement conçues, en exploitant toutes les possibilités de réduire le nombre d’animaux et le stress potentiel qu’ils pourraient subir”. Pourtant, sur les 29’147 animaux sentients ayant été enfermés, malmenés et tués (“sacrifiés” en jargon) à l’EPFL en 2022, 12’240 individus ont subi des traitements de degré de contrainte 2 (opérations chirurgicales avec douleurs post-opératoires et handicaps), et 3’264 d’entre elles et eux des traitements de degrés 3 (souffrance intense et/ou continue, lourds handicaps, peur et/ou anxiété aiguë)​*​. Le laboratoire de régénération structurelle étudie ainsi la régénération des membres en coupant des doigts de grenouilles, d’axolotls et de souris​1​. La chaire d’oncologie fait naître des souris avec des gliomes (tumeurs cérébrales qui causent migraines, nausées et épilepsie) puis leur injecte des virus à traver la boîte crânienne pour tenter de les soigner​2​. Le laboratoire de restauration neurologique brise la colonne vertébrale de souris pour simuler des situations de paralysie​3​ et implante des prothèses de colonne vertébrale téléguidées dans des singes, etc​4​. A noter que dans le cas d’expériences impliquant des primates, l’EPFL annonce sous-traiter ces expériences à d’autres instituts, en particulier à Pékin. Malgré des efforts de bonne foi de réduction de la souffrance des animaux enfermés en laboratoire via le principe des ‘3R’ (remplacer, réduire, raffiner), il est clair qu’une partie significative de la recherche conduite est fondamentalement et inévitablement douloureuse. Même dans le cas des expériences ayant fait l’objet d’une réduction des souffrances par les 3R , il est absurde de justifier d’un tort causé à un individu en arguant que celui-ci pourrait avoir été pire. D’autant plus qu’au total, des milliers d’individus subissent ces sévices chaque année à l’EPFL. Par comparaison, l’EPFL tue approximativement autant d’individus sentients par jour pour la recherche qu’elle n’en mange dans la quinzaine de cafétérias du campus, si ce n’est plus​†​. La possibilité offerte par l’EPFL d’adopter un rat de laboratoire après ‘utilisation’, au delà de ne concerner que 2 animaleries sur les 158 de Suisse, ne concerne surtout que les rats, et seulement ceux ne portant aucune mutation génétique ou n’ayant pas subi de traitements de degrés de contrainte 2 ou 3. Un joli coup de comm’ sans réel impact sur le sort global des individus malmenés derrière ces murs.

La souffrance massive des individus détenus en laboratoire étant reconnue, l’éthique de la recherche à l’EPFL est résumée par “la pesée des intérêts entre le potentiel de souffrance animale et la nécessité d’apprendre, de découvrir et/ou de guérir”​5​. C’est là que le bât blesse. Il est certes intrinsèque à la recherche scientifique que de ne pas savoir au préalable le résultat des études, ni les bénéfices sociétaux qui pourraient en découler; et il est vrai que de nombreux traitements médicaux actuels se basent sur des recherches dont ce n’était pas l’objectif direct, ou dont l’évaluation du bénéfice potentiel aurait été très faible à l’époque. Pour autant, les laboratoires de recherche peuvent à l’heure actuelle obtenir de la part du comité d’éthique de la recherche (CER) les autorisations nécessaires en fournissant simplement l’explication d’une pertinence potentielle des résultats escomptés. Ceci met en lumière une disproportion colossale entre les souffrances et les morts massives d’individus non-humains par rapport aux bénéfices humains potentiels. Et tout en considérant le fait que ces évaluations éthiques ne concernent pas l’utilisation des drosophiles (mouche du vinaigre), ce qui semble paradoxal au regard du fait qu’il s’agit précisément d’une espèce utilisée massivement dans le cadre de la recherche sur la perception de la douleur​6,7​.

Au total, sans compter les drosophiles et les C.elegans (un autre organisme qui ne fait pas l’objet d’évaluation par le CER malgré sa sentience supposée​8​), on estime que chaque année, plus de 190 millions d’individus sentients sont mis à mort dans les laboratoires de recherche du monde entier​9​. Quels bénéfices tangibles ces recherches permettent-elles ? Et pour combien de personnes ? Dans un cadre légal au sein duquel la liberté pour les humains de manger des saucisses est considérée par la loi comme “intérêt prépondérant”​10​ par rapport aux intérêts des animaux à vivre, et où le respect de leur intérêt à ne pas souffrir est appliqué “dans la mesure où le but de leur utilisation le permet”​11​, on comprend bien en quoi un quelconque bénéfice pour ne serait-ce qu’un individu humain peut justifier la torture et la mise à mort d’un nombre a priori illimité d’individus non-humains. Comment ne pas y voir la justification frauduleuse de la souffrance animale au nom de la suprématie des intérêts humains.

Quel futur pour la recherche ?


De telles réflexions mènent si ce n’est à l’abolition complète de l’utilisation d’individus sentients dans la recherche, au moins à la nécessité de modifier fondamentalement la manière dont la souffrance et la mort des non-humains y est considérée​12​. Comment donc préserver la possibilité d’utiliser des individus sentients vivants comme sujets de recherche, tout en les préservant au mieux de souffrances ? A cet égard, la manière dont la recherche sur des sujets humains est conduite nous offre des pistes intéressantes, en particulier dans le cas de la recherche sur les personne dites “particulièrement vulnérables” telles que les personnes incapables de discernement (et donc de consentement) ou les enfants en bas âge​13​, incapables de communiquer verbalement avec le personnel de recherche. Ces dispositions prévoient par exemple que le sujet de recherche soit impliqué ”autant que possible dans la procédure de consentement” (Art.21 al.1 LRH), que “son représentant légal a[it] donné son consentement éclairé par écrit” (Art. 22 al.3 let. a LRH) et que le sujet “n’exprime pas de manière identifiable, verbalement ou par un comportement particulier, son refus du traitement” (Art. 22 al.3 let. b LRH). Nombre de ces dispositions sont d’ailleurs similaires aux précautions déjà prises par les vétérinaires, qui concernent des animaux dits “domestiques”, animaux pour lesquels une prise en compte sérieuse de certains de leurs intérêts propres est d’ores et déjà inscrite dans nos mœurs.

Nous pourrions alors imaginer dans le cas de la recherche scientifique sur des sujets non-humains, une liste plus approfondie de critères, prenant en compte leurs intérêts individuels, ainsi que les intérêts collectifs (inspiré de l’Art.22 al.2 let.b LRH par exemple), dans le respect du consentement de l’animal​‡​ avant, pendant et après la procédure. Ces dispositifs modifieraient certes en profondeur la manière de conduire de la recherche, mais la  souffrance actuelle des animaux de laboratoire est réelle, et leur intérêt à en être épargnés est identique à celui de n’importe quel autre individu similairement sentient​§​.


  1. ​*​
    Chiffres publics fournis par l’EPFL
  2. ​†​
    1.5 million de repas servis/an dont 44% avec chair animale (Bruno Rossignol, cited in Schreter, Nina. “Comment l’EPFL a verdi ses cantines” HeidiNews, 23 juin 2023, online). Estimation de 150g viande/repas. Répartition des sources de viande (mammifères) en Suisse par an estimée à 44% de porc, 24% de boeuf, 32% de poulet (Rapport Agricole 2023 sur agrarbericht.ch, consulté le 21.11.2023). Quantité de viande consommable par animal tué estimée à 365kg/vache, 95 kg/porc et 1.7kg/poulet (Faunalytics, 2023). Total : approx. 1.25 porcs, 0.18 bœufs et 51 poulets tués pour l’alimentation du campus par jour vs. 29’147 animaux tués par an dans la recherche.
  3. ​‡​
    Bien que surprenante au premier abord, la notion de “consentement” chez les animaux nous est en réalité tout à fait familière : le fait qu’un chat se laisse caresser ou non est un exemple manifeste de consentement animal. Et quiconque ayant par ailleurs tenté de nettoyer une blessure chez un chien a une compréhension instinctive de la notion de pesée d’intérêts entre l’inconfort causé par la manipulation (non-consentement de l’animal) et les intérêts du chien à long-terme de ne pas développer d’infection.
  4. ​§​
    “La question n’est pas: peuvent-ils raisonner ? ni: peuvent-ils parler ? mais: peuvent-ils souffrir ?” – Jeremy Bentham, Introduction aux principes de morale et de législation, 1970.
  1. 1.
    Aztekin C. Tissues and cell types of appendage regeneration: A detailed look at the wound epidermis and its specialized forms. Frontiers in Physiology. 2021;12:771040.
  2. 2.
    Chryplewicz A. Cancer cell autophagy, reprogrammed macrophages, and remodeled vasculature in glioblastoma triggers tumor immunity. Cancer Cell. 2022;40:1111-1127.
  3. 3.
    Kathe C. The neurons that restore walking after paralysis. Nature. 2022;611:540-547.
  4. 4.
    Capogrosso M. A brain–spine interface alleviating gait deficits after spinal cord injury in primates. Nature. 2016;539:284-288.
  5. 5.
    Quel type de recherche avec les animaux ?
  6. 6.
    Im SH, Galko MJ. Pokes, sunburn, and hot sauce: Drosophila as an emerging model for the biology of nociception. Developmental Dynamics. 2012;241:16-26.
  7. 7.
    Tracey WD, Wilson RI, Laurent G, Benzer S. painless, a Drosophila gene essential for nociception. Cell. 2003;113:261-273.
  8. 8.
    Zalucki O, Brown DJ, Key B. What if worms were sentient? Insights into subjective experience from the Caenorhabditis elegans connectome. Biology & Philosophy. 2023;38:34.
  9. 9.
    Taylor K, Alvarez LR. An estimate of the number of animals used for scientific purposes worldwide in 2015. Alternatives to Laboratory Animals. 2019;47:196-213.
  10. 10.
    Loi fédérale de 2005 sur la protection des animaux.
  11. 11.
    Loi fédérale de 2005 sur la protection des animaux.
  12. 12.
    Greek R, Greek J. Is the use of sentient animals in basic research justifiable? Philosophy, Ethics, and Humanities in Medicine. 2010;5:1-16.
  13. 13.
    Loi fédérale de 2011 sur la recherche sur l’être humain.

Source Image : Club de Bridge. Illustration pour la journal papier.

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