Selon Martin Heidegger, l’homme est son propre fondement1. Que penser alors de celui qui décrivit si bien le renflement brun2 dans son roman érotique Fugue Américaine3 ? Aujourd’hui, le trou dilaté n’est plus en face de Horowitz, mais dans les comptes publics français; la fugue n’est point américaine, mais helvétique; l’œuvre d’un autre mæstro, de la finance cette fois : Bruno Le Maire.
Fils d’un cadre exécutif de Total, le petit Bruno est scolarisé au lycée privé catholique Saint-Louis-De-Gonzague, dans le très huppé 16e arrondissement de Paris, établissement dont sa mère est la directrice4. Quel plus noble endroit que l’école pour développer son amour de la littérature? Bercy, peut-être? Ah! Stanislas, St-Louis-De- Gonzague, Ste-Geneviève et tant d’autres pointures! Noms fleuris de lycées à cul-bénis qui croulent sous l’argent public : tradition séculaire des hussards de cette école dite ”libre” tonnant vents et marées pour l’interdiction de l’abaya le jeudi, au nom de la neutralité scolaire, défendant le poisson le vendredi et évitant les cours d’éducation sexuelle, au nom des valeurs de la fille aînée de l’Eglise. La laïcité française, tout comme sa littérature, est décidément le royaume de l’ambigu ; d’une religion à l’autre, Savary.
Après des études brillantes Rue d’Ulm5, notamment une licence d’allemand pour pouvoir communiquer avec les cadres de la banque de France, il est reçu premier à l’agrégation de lettres modernes. La suite à SciencesPo, puis l’ENA sera un peu moins brillante (litote) : 20ème sortant6, même pas de quoi intégrer les grands corps… La paille des mots et le grain des choses comme l’écrivit Leibniz. Malgré son incompétence en matière économique (comme le rappelle son collègue de l’ENS Gael Giraud dans un entretien à BLAST7), il fera quand même de la politique : à droite, moins par conviction que par sociologie. Il entre comme dircab chez Dominique de Villepin, un autre grand lettré, puis devient Ministre de la Culture, non, non… de l’Agriculture. Il ne sait pas ce qu’est un hectare ? Pas grave, comme dirait feu Michel Blanc, interprétant le rôle de Jean-Claude Dusse : « Vas-y fonce, on sait jamais, sur un malentendu ̧ca peut marcher« .
C’est ensuite la déshérence pendant une dizaine d’années, jusqu’à ce qu’arrive un Messie – un « Mozart de la finance« 8 – qui, telle la proue d’un vif esquif, permet au bivalve de s’accrocher à l’étrave. Après avoir décrit l’actuel président en ces termes : « Emmanuel Macron, c’est l’homme sans projet, parce que c’est l’homme sans conviction« 9 , il sait vite changer de pelisse et tombe subitement en pâmoison devant l’acmé de la technocratie carriériste, qui le lui rendra bien en lui permettant d’obtenir le crucial portefeuille de Bercy; ceci mérite bien des remerciements : « Il [Emmanuel Macron] se tut, me fixa de son regard bleu sur lequel glissaient des éclats métalliques, comme un lac accablé de soleil dont il aurait été impossible, sous le scintillement des reflets, de percer la surface. » Ces Laudations dégoulinantes d’un thuriféraire emprunté proviennent en effet de L’ange et la bête10, l’un de ses nombreux écrits. Car oui, à défaut d’avoir un cap clair-han sur la politique économique de la France, le Brun fait des Proust : entre 2019 et 2024, pas moins de six bouquins, soit plus d’un par an11. Après tout, on ne force pas un âne à boire, ou bien à prendre au sérieux son mandat de ministre.
En effet, quel est son bilan en tant que ministre de l’économie depuis 201712 ? Un passif pantagruélique (111% du PIB, 1000M), un déficit public proche des 6%, soit le double de ce que les pays de l’Union Européenne peuvent admettre13, les agences de notation qui s’affolent : la dette est lourde et mauvaise. Ce trou immense dans les finances de l’Etat ne peut pas être décorrélé des arrosages généreux et inconditionnels aux entreprises qui suivirent l’épidémie de Covid-19, la France devenant le pays d’Europe le plus généreux en termes de reversement de dividendes aux actionnaires14. Cette inaction volontaire les superprofits a d’ailleurs bien été cristallisée à travers l’expression désormais consacrée : « Bruno Demande », un supplique aux actionnaires resté étonnamment vain.
Aussi, malgré la situation économique désastreuse, toute hausse d’impôt est inadmissible pour Monsieur Mille-Milliard : il a fallu faire quécro les potes, notamment avec la fin de l’Impôt Sur la Fortune (ISF) et son remplacement partiel par la flat tax que constitue le Prélèvement Forfaitaire Unique (PFU). Thatcher en rêvait avec sa « Poll Tax », lui l’a vraiment fait, donc pas question de revenir en arrière ! Non, la vraie botte secrète pour résorber le déficit : miser sur une inflation assez haute de sorte que la TVA rende suffisamment de marge. Sauf que les gens d’en bas, salauds de pauvres, sont devenus précaires et donc consomment moins que prévu; le schéma brillant tombe à l’eau15 16. En effet, rappelons que les inégalités n’ont fait qu’exploser depuis le début de son septennat : en 2017, les 500 fortunes les plus riches représentaient 20% du PIB, aujourd’hui c’est 45%17. Comme le disait l’économiste keynésien Nicholas Kaldor : « les pauvres dépensent ce qu’ils gagnent, les riches gagnent ce qu’ils dépensent »18 c’est d’autant plus vrai en temps de crise. Ne parlons même pas de la réforme des retraites, tout a déjà été dit cent-mille fois, vous avez juste à taper ”Michaël Zemmour” sur un moteur de recherche quelconque…
Mais du passé, faisons table rase ! Sublime, forcément sublime, Bruno L. préfère ânonner ses bons conseils et son monétarisme à toute épreuve aux étudiants du campus lausannois. Comme Hugo à Guernesey, l’homme de lettre doit s’exiler, peut-être pour préparer l’avenir : la direction du FMI? En tout cas, il y pense, se rapprochant de l’ex-secrétaire au trésor de Donald Trump, Steven Mnuchin19. Mais pour l’instant, il vit la douce vie d’enseignant, comme Juppé à Montréal, potassant au bord du Léman ses cours sur la croissance verte, l’exploitation équitable, la vilénie soupesée. A-t-il parfois une pensée émue envers les 4000 postes d’enseignants qui vont incessamment disparaître en France voisine20, à cause des finances anémiques et du dérapage budgétaire qu’il a sciemment ou non dissimulé21 ? Sûrement pas. Ce ne sont plus ses affaires ; il est ici sur sa chaire de professeur ; trônet du roitelet fainéant. Bruno, maintenant que t’es casé, prends le temps de méditer cet apophtegme de Montaigne : Si haut que l’on soit placé, on n’est jamais assis que sur son cul (qu’il fût dilaté ou non).
- Heidegger, M. (trad. Martineau, E.). (1985). Être et Temps. Paris : Authentica ↩︎
- Bruno en italien ↩︎
- Le Maire, B. (2024). Fugue américaine. Editions Gallimard. ↩︎
- « NEWSMAKER-Macron picks pro-EU conservative Le Maire as French finance chief », Reuters [en ligne], 17 mai 2017. https://www.reuters.com/article/france-election-government-lemaire-idUSL8N1IJ3L1/ ↩︎
- Ecole Normale Supérieure (ENS) ↩︎
- « Arrêté du 15 avril 1998 portant affectation aux carrières des élèves de la promotion 1996-1998 Valmy de l’Ecole nationale d’administration ayant terminé leur scolarité au mois de mars 1998 », Journal officiel de la République française. Lois et décrets, n°0106 [en ligne], 7 mai 1998. https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000556520 ↩︎
- « Cataclysme économique mondial et chômage de masse: ce qui nous attend en 2021 » [vidéo], BLAST, Le souffle de l’info, 14 février 2021. ↩︎
- Anne BRIGAUDEAU, “ Quand Emmanuel Macron était banquier d’affaires : ‘Un élément prometteur, mais sans plus’”, FranceInfo [en ligne], 5 mai 2017. https://www.francetvinfo.fr/elections/presidentielle/quand-emmanuel-macron-etait-banquier-d-affaires-un-element-prometteur-mais-sans-plus_2171646.html ↩︎
- “Le Maire : ‘Macron est l’homme sans projet parce que c’est l’homme sans conviction’ », Europe1 [en ligne], 19 février 2017. https://www.europe1.fr/politique/le-maire-macron-est-lhomme-sans-projet-parce-que-cest-lhomme-sans-conviction-2982191 ↩︎
- Le Maire, B. (2022). L’ange et la bête : mémoires provisoires ↩︎
- “Bruno Le Maire”, Wikipédia [en ligne], [s.d.]
https://fr.wikipedia.org/wiki/Bruno_Le_Maire ↩︎ - Plus long mandat en tant que Ministre de l’Économie depuis le début de la Ve république (7 ans). ↩︎
- Denis COSNARD, “Bruno Le Maire quitte Bercy sur un bilan assombri par une dette record”, Le Monde [en ligne], 12 septembre 2024.
https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/09/12/bruno-le-maire-quitte-bercy-sur-un-bilan-conteste_6315138_823448.html ↩︎ - “Fortune des 500 plus riches, dividendes versés et aides aux entreprises : on a vérifié trois affirmations d’Éric Coquerel”, FranceInfo : Le vrai ou faux [en ligne], 10 septembre 2024.
https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/fortune-des-500-plus-riches-dividendes-verses-et-aides6745366.html ↩︎ - “La TVA ne peut pas être sociale, mais avec Bruno Le Maire elle peut être encore plus injuste.”, Attac France [en ligne], 26 mars 2024.
https://france.attac.org/actus-et-medias/salle-de-presse/article/la-tva-ne-peut-pas-etre-sociale-mais-avec-bruno-le-maire-elle-peut-etre-encore-plus-injuste ↩︎ - Anthony BERTHELIER, “Le déficit public en hausse à cause de la fin de l’inflation selon Bruno Le Maire qui cible les rentrées de TVA”, Huffingtonpost [en ligne], 26 mars 2024.
https://www.huffingtonpost.fr/economie/article/le-deficit-public-en-hausse-a-cause-de-la-fin-de-l-inflation-sel231737.html ↩︎ - Anthony BERTHELIER, “Le déficit public en hausse à cause de la fin de l’inflation selon Bruno Le Maire qui cible les rentrées de TVA”, Huffingtonpost [en ligne], 26 mars 2024.
https://www.huffingtonpost.fr/economie/article/le-deficit-public-en-hausse-a-cause-de-la-fin-de-l-inflation-sel231737.html ↩︎ - “Entreprise Théorie : la loi de Kalecki”, Alternatives économiques [en ligne], 1er novembre 2017.
https://www.alternatives-economiques.fr/theorie-loi-de-kalecki/00081306 ↩︎ - Solenn DE ROYER, Elsa CONESA, “Pour Bruno Le Maire, la tentation de Washington”, Le Monde [en ligne], 20 septembre 2022.
https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/09/20/pour-bruno-le-maire-la-tentation-de-washington_6142464_823448.html ↩︎ - Caroline BEYER, “Avec 4000 postes d’enseignants en moins, les syndicats dénoncent ‘une saignée’”, Le Figaro [en ligne], 11 octobre 2024.
https://www.lefigaro.fr/actualite-france/avec-4-000-postes-d-enseignants-en-moins-les-syndicats-denoncent-une-s ↩︎ - “Bruno Le Maire a-t-il menti sur le déficit ?”, Le point [en ligne], 30 mai 2024.
https://www.lepoint.fr/economie/bruno-le-maire-a-t-il-menti-sur-le-deficit-30-05-2024-2561580_28.php ↩︎