Catégories
Analyse Campus Féminismes

Polissage et indignation : Décryptage de la politique de l’EPFL en matière de harcèlement

En 2020, Polyquity lance le projet Paye ton EPFL dans le but, entre autres, d’offrir un espace de parole aux victimes de harcèlement de tout type sur le campus de l’EPFL et de faire entendre leurs voix. Une grande quantité de témoignages ont afflué et, à ce jour, on en compte presque 300. En 2021, le rapport commandité par l’EPFL confirme les faits : 44% des femmes ont été témoins de discriminations, 43% ont été la cible de commentaires déplacés ou désobligeants et 24% ont été victimes de violences et de harcèlement psychologique. Ce qu’il faut tout d’abord en retenir ce n’est pas  seulement que les discriminations, le harcèlement et les agressions sont quotidiennes dans notre école, mais que nombre d’entre elles opèrent notamment au sein de relations hiérarchiques. En effet, on retrouve de nombreux signalements entre professeur·xes et doctorant·xes ou étudiant·xe, entre assistant·xe et étudiant·xe, ou encore coach et coaché·xe​*​(​Rapport de l’enquête sur le respect​ 2021).

Il est impératif pour nous de saisir les processus à l’origine de cette situation intolérable. Il convient pour cela de réitérer, car c’est encore nécessaire, que les cas d’harcèlement sexuel ne sont pas l’affaire de quelques individus isolés, sortant du lot, mais qu’il y a bel et bien un contexte favorable à l’apparition et à l’impunité des comportements de harcèlement dans nos institutions. De nombreux hommes dans des situations de pouvoir institutionnel utilisent leur position dominante dans les relations hiérarchiques professionnelles (et académiques) pour harceler sans craindre de conséquences ​(Cleveland, Kerst 1993)​. Il s’agit donc de tenir nos institutions responsables de leur réponse à cette situation, tant dans leur implication à mitiger les rapports existants, que dans leur gestion des cas de harcèlement, une fois advenus. 

La question que nous nous posons alors est : comment notre école assume-t-elle son rôle dans la lutte contre le harcèlement, en particulier dans les contextes où les relations sont hiérarchisées et où leur responsabilité est manifestement plus importante ?

L’université néolibérale et le polissage institutionnel : là où la fabrication de l’image prime sur la substance​†​.

Comprendre nos universités comme s’inscrivant dans un contexte néolibérale plus large, visant à éduquer une certaine catégorie de la main d’oeuvre pour occuper des postes spécifiques sur le marché du travail, tout en tenant un discours de marché libre et méritocratique mais en continuant de faire régner la classe dominante ​(Phipps 2020)​, est capital afin de  comprendre les choix faits par l’EPFL dans le combat contre le harcèlement.

Dans son travail “Le harcèlement sexuel et la violence dans l’université néolibérale”, Alison Philps, professeure à Newcastle, tire le portrait d’un modèle familier adopté par les universités dans le traitement des plaintes. Elle définit alors le polissage institutionnel comme l’ensemble des méthodes employées dans les affaires de discrimination, de harcèlement et de viol pour s’assurer de ne pas entacher la réputation d’une institution. L’effet direct du polissage institutionnel est de sauvegarder les intérêts de l’organisation ainsi que de celleux dont la réussite est intrinsèquement liée à elle, majoritairement des hommes ​(Phipps 2020)​.

À l’EPFL, on retrouve ce polissage institutionnel systématisé dans le règlement en place pour gérer les cas de harcèlement sexuel (​LEX 1.8.3​ 2023).

Tout d’abord dans la structure mise en place. Celle-ci est hiérarchisé en trois niveaux et a comme porte d’entrée le TSN​‡​, qui a pour mission de soutenir mais surtout d’orienter vers une solution “consensuelle et constructive”. Notons que de prévoir en toute première structure d’accueil autre chose qu’une cellule de soutien et de suivi soulève déjà des questions mais essayer d’y incorporer la résolution de problème peut créer une pression constante de désescalade, pouvant être ressenti comme un appel à se taire, à passer à autre chose. Alors même que trouver le courage d’en parler à quelqu’un peut être un défi colossal, il faudra donc d’abord faire face à un discours solutionniste, pressant l’urgence de clore le dossier, la désescalade étant la meilleure option pour l’institution afin de s’assurer que rien ne s’ébruite. 

Le règlement prévoit aussi la possibilité pour une victime et l’auteur·ice d’obtenir un soutien psychologique, cinq à dix séances, avec une justification en main. Cependant un individu jugé responsable se verra réclamer l’ensemble du coût de son suivi. Ceci ne va pas simplement à l’encontre de toute forme de justice réhabilitative, mais il s’agit aussi pour l’institution de prendre ses distances avec un·xe coupable, de nier la part de responsabilité de l’établissement et la domination qu’elle perpétue, qui rend bien souvent le harcèlement possible, et ainsi de protéger son image. Une manière de dire “non je ne l’ai pas aidé”…

L’expression la plus flagrante du polissage institutionnel se manifeste dans les ultimes étapes de la procédure prévue dans la directive. Elle confie la décision finale au président de l’EPFL. Inutile de dire que l’indépendance du processus est alors clairement compromise. C’est qu’effectivement on accorde ici à la personnification de l’image de l’institution, un pouvoir absolu sur l’issue des procédures internes. C’est là que le voile se lève, révélant la véritable nature de cette directive comme outil de polissage institutionnel.

L’économie de l’indignation

Face au peu de marge de manœuvre et à la précarité, limitant considérablement la résistance collective dans l’université néolibérale, rendre publique une affaire au travers des médias semble inévitable. C’est l’observation d’Alison Philpps, qui regrette cette économie de l’indignation, qui est malheureusement bien souvent le seul débouché possible, car cette situation, bien qu’efficace à faire parler d’une affaire, perpétue la mécompréhension du harcèlement comme un problème de quelques individus, plutôt que de la structure de notre institution ​(Phipps 2020)​.

Lorsque la presse a révélé, il y a quelques mois de cela, qu’un professeur a fait l’objet d’une enquête après une quinzaine de plaintes (​Accusé par 15 chercheurs, un professeur de l’EPFL reste en place​ 2023), sans mesures conséquente prises à la suite de la procédure, on ne peut que voir l’incarnation de ce dont parle Alison Philpps. En se penchant un peu plus sur l’évènement, on reconnaît aussi la tentative de polissage de la direction. En s’adressant à la presse, la direction commente par exemple: « on peut toujours faire mieux » et elle affirme accueillir volontiers toute proposition “d’amélioration constructives”.(​Colère sur le campus: des étudiants somment l’EPFL de mieux empoigner le harcèlement​ 2023) Pourtant, face aux étudiant·xes, elle affirme qu’il n’y a rien à redire sur la gestion de cette affaire et refuse de toucher à la dernière étape du processus de gestion des harcèlements sexuels. Une faîtière d’associations du campus, La Convergence (​Communiqué de presse​ 2023), revendique pourtant de mettre le dernier mot de la procédure en main d’une commission représentative (​Représentation à l’EPFL Board Meeting – Fall 2023​ 2023).

Enfin, c’est surtout en voyant la condamnation des militant·xes féministes par la direction (​Représentation à l’EPFL Board Meeting – Fall 2023​ 2023), pour leur rôle présumé dans la diminution de la confiance que le public porte en l’EPFL, que l’on voit que c’est bien l’image qui prime sur la substance.


  1. ​*​
    Ceci ne renie en aucun cas l’existence de nombreux cas de harcèlement et agressions au sein de relations entre étudiant·xes.
  2. ​†​
    Thèse de Kathleen Lynch dans New managerialism, neoliberalism and ranking. Ethics in science and environmental politics, 13(2), 141-153.
  3. ​‡​
    Trust and Support Network

Source Image : Club de Bridge. Illustration pour la journal papier.

  1. Accusé par 15 chercheurs, un professeur de l’EPFL reste en place, 2023. . [https://web.archive.org/web/20240212115342/https://www.letemps.ch/suisse/accuse-par-15-chercheurs-un-professeur-de-l-epfl-reste-en-place]. [Le Temps].
    Consulté le 12 février 2024
  2. CLEVELAND, Jeanette N et KERST, Melinda E, 1993. Sexual harassment and perceptions of power: An under-articulated relationship. 1993. Elsevier. 1.
  3. Colère sur le campus: des étudiants somment l’EPFL de mieux empoigner le harcèlement, 2023. . [https://web.archive.org/web/20240212115159/https://www.24heures.ch/colere-sur-le-campus-des-etudiants-somment-l-epfl-de-mieux-empoigner-le-harcelement-335668032259]. [24 Heures].
    Consulté le 12 février 2024
  4. Communiqué de presse, 2023. . [https://web.archive.org/web/20240212115426/https://laconvergence.ch/wp-content/uploads/2023/10/Communique-de-presse-17102023.pdf]. La Convergence.
    Consulté le 12 février 2024
  5. LEX 1.8.3, 2023. . [https://web.archive.org/web/20230628091623/https://www.epfl.ch/about/overview/wp-content/uploads/2023/06/LEX-1.8.3FR.pdf]. Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne.
    Consulté le 12 février 2024
  6. PHIPPS, Alison, 2020. Reckoning up: sexual harassment and violence in the neoliberal university. 2020. Taylor & Francis. 2.
  7. Rapport de l’enquête sur le respect, 2021. . [https://web.archive.org/web/20240212115300/https://www.epfl.ch/about/vice-presidencies/wp-content/uploads/2021/11/RapportenqueteRespect.pdf]. [Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne].
    Consulté le 12 février 2024
  8. Représentation à l’EPFL Board Meeting – Fall 2023, 2023. . [https://web.archive.org/web/20240107193024/https://agepoly.ch/en/representation-epfl-board-meeting-fall-2023/]. AGEPoly.
    Consulté le 12 février 2024

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *