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L’Altruisme Efficace, l’éthique vers l’infini et au-delà

Une promesse attirante pour des coeurs généreux

En évoluant avec le privilège de remarquer les souffrances des autres et la possibilité d’agir, on peut se sentir submergé par le sentiment d’urgence et d’incertitude. On peut croire avoir trouvé une solution rassurante et cohérente en réponse à ce sentiment dans l’Altruisme Efficace (AE).

Né au début des années 2010, de l’initiative de philosophes d’Oxford, ce mouvement social vise à adopter une démarche scientifiquement analytique afin d’identifier les actions ayant le plus grand impact positif sur le monde. Avec son attrait universaliste et pragmatique, l’AE a eu un essor remarquable, entraînant le flux de milliards de dollars à travers des fonds et engagements philanthropiques pour charités affiliées ou pour nourrir directement le mouvement​(Todd [sans date])​. On peut trouver sans grande surprise une antenne locale à Lausanne, l’AE peut effectivement résonner chez de jeunes personnes moralement ambitieuses formées dans l’ingénierie telles qu’à l’EPFL​(Jollien [sans date])​.

Sa mission vise à renforcer notre impartialité, à dresser nos pulsions émotives à la raison, pour qu’un esprit empathique fasse preuve d’un discernement d’acier. Aussi, l’AE explique s’ouvrir aux différentes conceptions du bien, et se positionne donc implicitement comme une plateforme centrale de contributions ambitieuses au “bien”(​What principles unite effective altruism?​ [sans date]).

Un fondement utilitariste de maximisation

Cependant, l’AE se conditionne sur un processus évident de maximisation, nécessairement quantifiable, saillant dans les formulations “doing the most good”, ou “most effectively”. On a peine à croire qu’on emploie ici une autre norme décisionnelle que l’utilitarisme​(Pearlman [sans date])​. Traditionnellement, l’utilitarisme est une doctrine éthique qui prescrit d’agir pour optimiser une somme ou moyenne de bien-être ou de valeur totale calculée en fonction des conséquences jugées à partir de nos actions. Par exemple, poignarder une personne n’est pas mauvais parce que l’agression est un mal en soi, mais parce que la souffrance de la personne poignardée contribue à un bien-être inférieur à celui qui aurait été en conséquence d’une décision pacifique​(Duignan [sans date])​

Ainsi, on peut juger les interventions par leur impact quantifié. La procédure s’apparente à l’investissement de nos ressources pour en retirer les meilleurs résultats positifs tangibles, que ces derniers soient immédiats ou inclus dans un calcul d’espérance probabiliste. On essaiera aussi de prioriser les causes, en utilisant trois axes de mesure d’importance : l’échelle (e.g. le nombre de personnes affectés), la traçabilité (e.g. s’assurer avec confiance que notre impact soit concrétisé) et la négligence d’attention sur la cause. Par exemple, distribuer des filets de protection contre la malaria en Afrique est une intervention jugée – du moins historiquement – efficace car traçable et avec impact significatif pour une somme d’argent relativement basse (environ 3340$ pour sauver une vie selon les estimations)(​AMF​ [sans date])

Les limites de l’efficacité

Cette méthodologie a déjà été critiquée pour plusieurs raisons. Déjà, elle apparaît trop réductrice pour résoudre des causes profondes de problèmes sociaux systémiques​(Eikenberry, Mirabella 2018; Andrew deCoriolis et al. 2023)​, tout en négligeant l’importance du contexte et des circonstances de l’agent moral​(Crary 2023a)​. De plus, elle tend à utiliser, voire supporter des inégalités sociales et violences capitalistes comme leviers. En effet, des tenants de l’AE ont promis de ne pas renoncer au boycott des sweatshops, de travailler à Wall Street pour s’enrichir et redistribuer cet argent aux charités efficaces​(Matthews 2013; MacAskill 2015)​. Cette dernière méthode nommée “earning to give” a joué un rôle significatif dans l’affaire Sam Bankman-Fried (SBF). SBF, jeune alumnus de MIT en mathématiques a été personnellement conseillé par Will MacAskill, pionnier de l’AE, à suivre une carrière philanthropique. SBF, représenté au sein de l’AE comme un modèle vertueux grâce à son empire maintenant défunt de crypto-monnaies nommé FTX, a finalement été condamné pour la fraude de 30 milliards de dollars que cachait ce dernier​(Alter 2023)​

L’AE ne fait pas l’unanimité sur le terrain. Des activistes, oeuvrant par exemples pour la transition alimentaire aux USA​(Abrell 2023)​, la sortie de la pauvreté extrême en Ouganda​(Kalulu 2022)​, le droit des animaux au Brésil​(de Lima 2023)​ ont averti de groupes trop homogènes et paradoxalement biaisés d’expert·xes désigné·xes, se faisant les arbitres technocratiques de ce qui relève de la “bonne efficacité”, et des interventions à adopter, potentiellement nocives. Ce faisant, l’attention est détournée des moyens d’émancipation pensés dans les contextes du sud global ou des organisations qui ne fournissent pas de quantifications alignées avec les normes préétablies, malgré la présence d’un raisonnement sérieux.

La radicalité du long-termisme

Pour ma part, j’avais rejoint l’AE notamment par attirance à une part de son discours sentientiste/antispéciste, pour finalement y rencontrer une aliénation idéologique : le long-termisme. Fondamental dans le discours AE, le long-termisme applique un calcul utilitaire radical inquiétant. 

L’idée se présente ainsi : il y a énormément de vies humaines dans le futur, des trillions si on assume la persistance de l’espèce dans l’immensité du temps et du cosmos. En espérance, cela représente une quantité de valeurs humaines magistrale. Ainsi nous devons prioriser à protéger l’existence potentielle de ces individus. Ici – en adoptant une “vue de l’univers”, économique, totale et abstraite – les individus deviennent porteurs de valeurs à maximiser dans leur agrégation. Nick Bostrom, théoricien du long-termisme, affirme qu’il y a une probabilité que l’humanité – avec suffisamment de progrès technologique – pourrait engendrer 1052 émulations de cerveau humain. Avec de tels chiffres, une réduction actuelle du risque d’extinction de l’humanité de 0.0000000000000000001 % serait équivalent, à sauver 100’000’000’000’000’000’000 vies humaines additionnées sur la totalité du futur de cette humanité (avec 1% d’incertitude avec les estimations)​(Bostrom 2013)​. Donc, pour une question d’échelle, le long-termisme s’impose comme une priorité dans les causes de l’AE. 

Mais dans cette perspective, les problèmes actuels – les abus, tortures, génocides – sont-ils importants tant qu’ils ne menacent pas la survie de l’espèce à long terme ? Quel moyen – qu’importe la destruction provoquée –  ne serait pas légitime pour parvenir à ce projet ? Ce qui pèse sur cette balance utilitaire est l’infinité projetée de la lumière civilisationnelle, non pas la crise écologique, la précarité ou l’exploitation abusive de différentes espèces, qui n’empêchent pas à une élite de subsister. Comme dit Nick Bostrom, les atrocités dans l’histoire ne seraient que de “mere ripples on the surface of the great sea of life”​(Bostrom 2006)​, “a small misstep for mankind”​(Bostrom 2009)​

Le long-termisme n’est pas seulement une innocente expérience de pensée : il est prisé par des acteurs puissants, qui lui confèrent un lourd soutien financier, médiatique et une influence sur les pouvoirs publics : Elon Musk, Peter Thiel, Jason Matheny (ancien député assistant au Président Joe Biden pour la technologie et sécurité nationale)​(Torres 2021)​. Toby Ord, fondateur de l’AE, avocat du long-termisme, a déjà conseillé l’ONU, l’OMS, la Banque Mondiale, le WEF, le US National Intelligence Council et le cabinet du Premier ministre du Royaume-Uni​(Ord 2020)​. Ainsi, il peut servir d’outil rhétorique puissant qui soutient des milliardaires de la tech à injecter de l’argent dans leurs projets favoris – e.g. la colonisation de l’espace, l’immortalité, la superintelligence – en négligeant les personnes dans un besoin concret, sous couvert d’un altruisme mathématiquement prouvé​(Táíwò O, Stein 2022; Palazzo 2023)​.

À l’EPFL, dans le Impact Seminar (le séminaire de formation aux idées de l’AE), deux semaines entières sont consacrées au long-termisme (comparée à une semaine pour la pauvreté mondiale ou la souffrance des animaux)(​The introduction to effective altruism handbook​ [sans date]). En automne 2022, le futuriste Anders Sandberg est venu faire une conférence retentissante nommée “Grand Futures: what are the technological limits of civilization?”. Il y appelle explicitement à se coordonner pour coloniser l’univers et parvenir par exemple à déplacer les étoiles et galaxies, convertir le plus de matière possible en haut état d’utilité, toute en rassurant pouvoir résoudre les obstacles de ressources par l’ingénierie et les dommages moraux collatéraux grâce à un “business moral”​(Sandberg 2022)​.  

Ce que nous apporte l’Altruisme Efficace

Je reste supportif des ressources et interventions bénéfiques liées à l’AE sans douter que certain·xes adhérent·xes aient la motivation sincère de garantir un bonheur universel pérenne​*​. Cependant, je crains une organisation trop nébuleuse dans ses objectifs, intransigeante dans sa méthodologie et dans une dynamique d’expansion qui peut entériner les dynamiques néolibérales. Ainsi, ses combats qui m’ont motivé peuvent se corrompre et se trouver aliénés et alliés à un long-termisme hardcore dans un rapport de force déséquilibré​(Crary 2023b)​.

Finalement, je me sens plus ouvert à des groupes (par exemple politiques) qui tentent de résoudre un problème identifié, sur base de valeurs et objectifs plus explicites (par exemple la paix, la solidarité, l’autonomie, la compassion), et une stratégie réfléchie qui peuvent solliciter des luttes profondes non étriquées par un cadre utilitariste trop abstrait et réducteur. Si je viens à interagir avec l’AE (cela peut être nécessaire vu son étendue), j’essaierais de faire attention. Un altruisme efficace serait admirable et le reste sans adhérer à l’Altruisme Efficace.


  1. ​*​
    Par exemple, le groupe Faunalytics (https://faunalytics.org/) fournit aux défenseur·xeuses des animaux un accès à la recherche et analyse empiriques de divers problèmes touchant la cause animale. À noter que bien qu’associée à l’ACE (Animal Charity Evaluators) de l’AE, Faunalytics a été fondée environ une décennie avant son émergence. Ce qui montre qu’on peut distinguer les associations inhérentes de l’AE de celles qui s’y sont a posteriori associées.
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EAGAccount, Source Image: CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

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