Cet article a été publié dans la cinquième édition de La Chose Carrée, média indépendant à vocation artistique et littéraire. La Chose Carrée et Le Canard Huppé s’étant rencontrés des terrains de réflexion communs, c’est avec joie que les membres de ces deux rédactions vous proposent ce contenu ici.
Anticapitalisme. Féminisme. Ecologisme. Antiracisme. Et puis et puis… on pourrait en rajouter, des noms à la liste de ce que l’on appelle luttes sociales. Au sein même des groupes militants, les stratégies d’action – ou d’inaction – ainsi que les thématiques mises en avant sont différentes. Parmi les voix militantes, un nombre croissant s’élève afin d’appeler les luttes à converger dans leurs actions afin d’accroître leur impact et d’assurer la réalisation de leurs revendications.
Nommée la convergence des luttes, cette volonté d’union est pointée du doigt comme une ancienne utopie par certain-e-s, tandis que d’autres n’imaginent les mouvements produire un impact concret et utile que de cette manière. Alors, la convergence, nécessaire ou dangereuse pour les luttes sociales ?
Je me suis plongée dans un article de Jean Matthys, philosophe belge ayant mené des recherches et proposé des analyses autour des luttes sociales contemporaines. Si l’article en lui-même reste compliqué à résumer, j’ai trouvé le concept d’intersectionnalité, que l’auteur mobilise, très intéressant. Il éclaire bien l’entrelacs de discriminations réunies, souvent, en un-e seul-e être, et la manière dont l’une altère l’autre, formant ainsi un ressenti de la discrimination unique à l’intérieur de l’individu.
Il convient de mentionner tout d’abord la mère de la notion d’intersectionnalité, Kimberlé Williams Crenshaw. À l’époque, le féminisme qui tenait le premier rôle sur la scène tout à fait réelle des luttes sociales était développé par des femmes blanches. Les discours visaient à faire sortir la ménagère de sa cuisine, à lui offrir la possibilité d’occuper, si elle le souhaitait, les mêmes rôles que la gente masculine de l’époque. Mais Crenshaw et bon nombre d’autres, femmes certes, mais femmes noires, n’appartenaient pas à ce féminisme-là. Aujourd’hui, les voix en faveur d’un féminisme dit “décolonial” appuient cet état de fait.
Dans son usage restreint d’origine, l’intersectionnalité désigne la manière dont la position singulière des femmes de couleur, à l’intersection des dominations de race et de genre, rend leur identité, leurs expériences concrètes (de la violence conjugale, du viol, des violences racistes, etc.) et les mesures pour y remédier « qualitativement différentes » de celles des femmes blanches ou des hommes de couleur. (Matthys, 2018)
Il s’agit de la même chose concernant les sociétés actuelles : elles ont été pensées par des hommes (plutôt blancs), pour des hommes (plutôt blancs), et ne reflètent les aspirations que d’une partie des masses humaines dont elles sont constituées. Le patriarcat sans le capitalisme ce n’est pas (encore) l’Occident actuel, l’économie de croissance exponentielle sans la figure primordiale du mâle performant non plus.
Raison (parmi d’autres) pour laquelle capitalisme et patriarcat sont combattus comme un tout : les deux s’influencent, sont co-dépendants, se construisent l’un l’autre (ce que Matthys appelle consubstantialité), et ne peuvent être détruits (ou repensés, mais c’est être honteusement neutre que de dire que cela puisse suffire) que s’ils sont aussi considérés dans leurs rapports de co-construction.
Ce qu’apporte la notion d’intersectionnalité est une étude des liens qu’entretiennent les discriminations et les dominations. Au niveau individuel, l’expérience concrète qu’aura untel/unetelle du racisme par exemple, selon son sexe ou son origine, fera émerger des stratégies et revendications spécifiques à son expérience du racisme.
Si les détracteurs-trices de la convergence pointent du doigt l’inévitable émergence de revendications trop générales, ou floues (ce qui a souvent été reproché aux gilets jaunes notamment), Matthys indique qu’il reste crucial que des groupes sociaux concernés de façons similaires par une domination se retrouvent, partagent leurs expériences et qu’ainsi ils développent des revendications précises. Malgré que cela risque de créer une multitude de « micro-luttes » (Matthys, 2018) qui deviendraient insignifiantes au niveau politique.
Mais alors, l’intersectionnalité ne vient-elle pas ici argumenter contre la convergence ? La conclusion à laquelle nous mène Matthys est la suivante : il y a la nécessité pour des micro-groupes de dominé-e-s de cerner leurs combats isolés des mouvements plus généraux, mais également que par la suite ils se joignent à une lutte générale et qu’en retour tous les membres soient en mesure de hiérarchiser (oui oui, hiérarchiser, parce qu’à considérer toute demande comme équivalemment importante, l’égalité salariale et la mixité des représentations du corps humain dans la publicité par exemple, on se perd en une lutte qui part dans tous les sens et devient ainsi moins efficace) leurs revendications.
Ainsi l’intersectionnalité nous apprend-elle que la domination du masculin sur le féminin ne produit pas les mêmes discriminations pour les femmes blanches que pour les noires, ou que le capitalisme ne domine pas de la même manière les ouvriers-ères indigènes et les ouvriers-ères immigré-e-s par exemple. Il est donc nécessaire que chacun-e de ces groupes ait l’occasion de construire une réflexion sur sa domination pour qu’ensuite ils s’allient entre eux afin de la combattre.
Certain-e-s auteur-e-s montrent par exemple comment les techniques de production et de discipline des corps au travail ont été expérimentées dans les colonies, notamment dans les plantations, pour être ensuite importées et appliquées en Europe, dans les manufactures et les usines. (Matthys, 2018)
Cet extrait de l’article de Matthys nous montre bien comment le capitalisme s’est inspiré d’une logique coloniale ainsi que de stratégies de dominations testées dans les colonies avant d’être exporté en Europe – provoquant notamment l’émergence d’un prolétariat réunit dans des usines et soumis à des règles issues desdites techniques. Les dominations se provoquant les unes les autres, et les dominations subies par un individu étant multiples, féminisme et antiracisme doivent converger si ses acteur-trice-s ne veulent pas reproduire une autre domination.
C’est la raison pour laquelle j’estime que le mouvement ouvrier ne pourra retrouver le sens de sa lutte spécifique contre la domination de classe qu’en « convergeant » avec des luttes antiracistes et décoloniales. (Matthys, 2018)
Hélène L. © La Chose Carrée.
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