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Les féministes se défendent : procès pour des tags à Yverdon (2021)

Les féministes se défendent : procès pour des tags à Yverdon (2021)

Un soir après la journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2020, différents groupes taguent des slogans féministes dans les rues d’Yverdon-les-Bains pour reprendre le pouvoir dans des lieux où il faut normalement se cacher sous un sweat, frôler les murs et traverser rapidement par peur de se faire agresser un soir en rentrant chez soi. Parmi ces slogans on trouve les phrases telles que “J’ai pas dit oui” et “Être une femme tue”. Malheureusement, deux personnes ont été arrêtées par la police le soir-même. Le texte ci-dessous a été prononcé par l’une d’elle en fin de procès, lorsque la parole est donnée aux accusé·es. Cet unique espace d’expression au sein du théâtre judiciaire a été saisi pour parler des victimes du patriarcat. 

Écrit et prononcé par Ella-Mona Chevalley, élue communale sur le banc des accusé·es

Nous sommes ici aujourd’hui devant ce tribunal, car un procureur zélé a souhaité ajouter aux actes que nous avions reconnus, 7 autres qui ne sont pas de notre fait.  Et ainsi, nous mettre sur le dos toutes les plaintes que la police est allée démarcher une à une, dans l’unique but de nous faire taire. Face à ce tribunal, je vais profiter du temps de parole qui m’est donné pour vous exposer les raisons de notre acte.

Je refuse d’être tenue coupable de ce que je n’ai pas fait, pour autant, je n’ai pas besoin d’être pardonnée de mon action que j’assume. Je ne demande aucun pardon à une société soi-disant faite de justice qui condamne avec facilité de simples tags inoffensifs, porteurs de messages, quand elle ignore ou minimise la violence quotidienne subie par les femmes et les minorités.

Cette action avait un sens politique. Le patriarcat tue. En Suisse, une femme toutes les deux semaines pour être exacte. Tuée par son mari, son partenaire, son ex-partenaire, son frère, son fils ou par un inconnu​*​. Et le désintérêt des médias et du public autour de cette question de société, au profit d’un discours de « faits divers » prouve bien qu’il faudra placarder des messages féministes dans les rues encore longtemps.

Écrire « Être une femme tue », comme certaines l’ont fait ce soir-là, n’est pas une erreur. Face aux agressions et au harcèlement, nous n’avons pas d’autres choix que celui d’agir, pour ne pas être, une fois de plus, réduites au silence.

Je vais vous raconter une histoire. L’histoire de comment, à 13 ans, on m’a appris à me taire. Avec l’aide et le soutien de notre professeure, nous avions dénoncé à la direction de notre école les agissements, pourtant déjà bien connus de tous, de notre professeur. La réponse du directeur, une personne incarnant une autorité censée nous protéger, est représentative de ce que la société dit aux femmes lorsqu’elles osent parler de ce qu’elles subissent. À la suite de notre plainte, le directeur nous a conviées à une entrevue en présence du dit professeur. Notre professeure de classe et unique soutien n’a pas eu le droit d’y assister.

Il nous a alors expliqué ô combien nous allions détruire la carrière et l’honneur de cet homme, « Est-ce qu’on se rendait même compte de ce que nous étions en train de faire ? », « puis ce sont des procédures longues et vous allez devoir monter plus haut », « est-ce que vous êtes sûre de vouloir aller jusque-là ? », le professeur accusé ajoutait même « je vous considère comme mes enfants ». Après une heure de discours culpabilisants, sans jamais écouter notre récit et nos ressentis, les manœuvres du directeur et du professeur ont fonctionné.

Nous ne sommes pas allées plus loin. Nous avions bien trop peur maintenant pour avoir la force de le faire, nous étions bien trop insignifiantes face à l’autorité qui était du côté de cet homme et de ses mains baladeuses sur des jeunes de 13 ans. Nous étions seul·es et nous avons tous·x·tes porté la honte provoquée par cet événement jusqu’à ces dernières années où nous avons réalisé la violence avec laquelle notre parole et notre vécu ont été minimisés et décrédibilisés, et n’ont cessé de l’être durant toute la suite de notre vie. J’ai appris d’ailleurs des années plus tard, que cette année-là, ce fut subitement la dernière année d’enseignement dans ce collège pour ma professeure qui nous avait aidé à libérer notre parole, mais pas la dernière année de notre agresseur qui a enseigné jusqu’à la fin de sa carrière et après encore dans des camps avec des enfants. 

Cette histoire n’est pas isolée et malheureusement toujours actuelle. La parole des femmes a toujours été invisibilisée, ridiculisée et décrédibilisée, dans l’histoire, en ignorant leurs récits, mais également encore aujourd’hui lorsque nous dénonçons les inégalités et les violences.

Alors non, je n’ai pas à m’excuser pour quelques tags, envers cette société à qui je ne demande pas pardon. Une société qui protège davantage la propriété privée que le droit à une vie digne. Je n’aurais jamais honte d’avoir voulu récupérer mon droit à la parole, mon droit d’être entendue, d’avoir cherché ne serait-ce qu’un instant un petit endroit public ou notre parole ne pourra pas être ignorée. Cet endroit aura été un mur déjà recouvert de peinture.

Je suis encline à réparer les dommages qu’un peu de peinture a pu causer, mais j’attends aussi de la société qu’elle s’attèle enfin à réparer les dommages bien plus grands et indélébiles causés aux victimes quotidiennes du patriarcat. J’attends qu’un jour ce directeur demande pardon pour nous avoir fait subir des années de culpabilité et de silence alors que nous étions des victimes. J’attends de toutes celles et ceux qui s’offusquent de tags féministes, mais pas de la violence du patriarcat, demandent pardon à toutes ses victimes. J’attends de la justice, qui n’a pas su défendre nombre d’entre nous mais continue de protéger et d’excuser des agresseurs, qu’elle nous demande pardon.

Aujourd’hui, nous serons condamnées avec une peine plus grande qu’un homme qui nous embrasserait de force dans une soirée. Pour un dommage à la propriété privée, il n’y aura pas de circonstances atténuantes. Pour un homme qui viole, si l’agression dure moins de 10 minutes et que la victime porte une tenue aguicheuse, la justice jugera son crime moins grave.

Réprimer celles et ceux qui dénoncent, c’est se rendre coupable en permettant à ce système de se perpétuer.

La justice restera-t-elle complice ?


  1. ​*​
    https://www.stopfemizid.ch/francais#anchor1

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