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Les féministes se défendent : procès pour une manifestation seins nus (2022)

Les féministes se défendent : procès pour une manifestation seins nus (2022)

Par cet article, nous mettons en lumière le discours prononcé par 6 féministes le 19 mai 2022, lors de leur audience en première instance au Tribunal de Montbenon. Ces activistes se sont trouvé·es ce jour-là devant le juge car iels ont manifesté seins nus plus d’un an auparavant, le 8 mars 2021, durant une quinzaine de minutes. Le groupe de 18 personnes (femmes, hommes, cis, trans, non-binaires) était majoritairement seins nus et a juste eu le temps de marcher de la Gare de Lausanne à Saint-François, avant d’être encerclé par la police municipale. La vingtaine de policièr·es leur a demandé de se rhabiller et de donner leur identité afin d’être autorisé·e à sortir du cercle, puis de se disperser. Les féministes ont obtempéré. 

2 mois plus tard, qu’ont-iels eu la joie de trouver dans leurs boîtes aux lettres ? Une ordonnance pénale de 360.- ainsi que 200.- de frais d’intervention de la police. Soit 560.- chacun·e.

Les accusations : “Participation à une manifestation interdite de plus de 15 personnes. Trouble à la tranquillité publique. Habillement contraire à la décence ou à la morale publique.” Trouvant la dernière accusation particulièrement lunaire, 6 des accusé·es ont décidé de s’y opposer et d’organiser leur défense. Afin d’assurer le bon déroulement de cette dernière, un collectif nommé Révoltétons-nous s’est constitué et a organisé deux éditions du Festival Indécent, notamment autour de la sexualisation des corps féminins et dans le but de récolter des fonds pour les frais de justice engagés dans un tel procès.

Maintenant que les les faits ont été brièvement résumés, revenons au 19 mai 2022 : date de l’audience commune des 6 accusé·es, pendant laquelle iels ont chacun·e prononcé une partie des mots que vous vous apprêtez à lire. C’est peut-être en partie grâce à ces mots que le juge a décidé de les libérer de deux accusations sur quatre : trouble à la tranquillité publique et habillement contraire à la décence ou à la morale publique.

Les deux accusations restantes condamnent finalement les activistes à une amende totale légèrement baissée à 450.- chacun·e.

C’était une manifestation pacifique

Par les interventions qui vont suivre, nous expliciterons nos revendications initiales qui nous ont poussé à marcher, le 8 mars 2021.

Nous décrirons nos vécus, personnels et collectifs, en espérant parler au plus grand nombre tout en respectant notre individualité.

En cette journée de lutte pour les droits des femmes et des minorités de genre, nous aurions voulu, une nouvelle fois, rejoindre une grande manifestation déclarée pour y revendiquer, avec nos torses nus, la liberté de disposer de nos corps sans discrimination sexiste. Au vu des mesures sanitaires, nous avons décidé, à la place, de marcher pacifiquement, en petit groupe et sans troubler la circulation, afin de porter ces mêmes revendications. Étant donné que de telles marches avaient déjà eu lieu dans les mêmes circonstances les quelques années précédentes, à aucun moment, nous n’avons pensé être arrêté·es. Et pourtant aujourd’hui nous sommes là.

Les seins dans l’espace public

Une de mes camarades féministes m’a confié un jour : “Moi, quand j’ai participé à ma première grève seins nus, c’est la première fois que j’ai ressenti comme positif le fait d’être une femme.” Et ce triste sentiment, je le comprends. 

Mais aujourd’hui, je ne parlerai pas de mes sentiments. Je ne parlerai pas de la joie de militer avec les personnes qui subissent les mêmes discriminations. Je ne parlerai pas non plus de la libération que l’on peut ressentir lorsqu’en pleine ville, l’on rend volontairement visible nos seins pourtant normalement cachés.

Aujourd’hui, j’aimerais questionner l’absurdité des accusations reçues suite à notre marche seins nus.

Pour cela, je reviens sur ce qu’a dit mon amie et me demande : “qu’est-ce qui est rattaché au fait d’être une femme ?” L’élément qui me vient à l’esprit en premier, c’est l’esthétique, ou plutôt le devoir de “faire joli”. Mais au-delà de ce devoir, nous n’avons pas la permission d’user de notre apparence tel que nous le souhaitons. En effet, partant des accusations reçues, je conclus que le devoir sociétal d’une apparence irréprochable coexiste avec l’interdiction légale d’utiliser nos corps tel que nous le voulons.

Pourtant, ce ne sont pas les représentations des corps féminins nus qui manquent : des publicités hypersexualisantes aux statues de femmes dénudées, nous sommes servis.

À Lausanne, je les ai comptées.

Parmi les 8 statues de femmes recensées dans les lieux publics de la Ville, 6 montrent leurs seins​*​.

Tandis que parmi les 15 statues d’hommes, seuls 2 sont à moitié nus, et leur nudité va de paire avec leur précarité​†​,​‡​.

Est-il nécessaire de préciser que l’intégralité de ces statues ont été sculptées par des hommes ?

Dois-je expliquer qu’au contraire des statues d’homme, peu importe ce que chacune de ces femmes de pierre représente, elle sera presque systématiquement dénudée par son sculpteur ?

Mais nous, jeunes féministes, femmes, non-binaires et trans, nous n’avons pas le droit de faire comme les statues.

Oui, lors de notre marche féministe, nous avons utilisé par nous-mêmes la symbolique attribuée à nos corps contre notre gré par d’autres. La même symbolique exploitée par les statues, ou plutôt, devrais-je dire, par les sculpteurs, et affichée aux yeux de tous sur l’espace public. Pourtant c’est cette même symbolique qui pourrait être condamnée.

Aujourd’hui, vous avez le pouvoir de nous acquitter, et par cela accepter de nous rendre une partie du contrôle exercé sur nos corps.

Corps trans

Que je sois une femme, un homme, une personne non-binaire ou hors de ces catégories ; que j’aie des seins, une barbe, les deux, ou aucun, mon corps m’appartient. Mes seins ne font pas de moi une femme. Toute femme naît avec un torse plat, il y a des hommes trans et personnes non-binaires qui ont des seins sans être des femmes, et il y a aussi des hommes cisgenres qui ont des protubérances sur la poitrine, dues à leur graisse ou leurs muscles. Pourtant, ils ne devront pas les cacher, car c’est avant tout le fait d’être vu comme une femme qui fait que nos torses sont réprimés.

D’ailleurs, le rapport de police identifie avant tout notre groupe comme étant composé de femmes. Si notre condamnation est fondée sur ce principe, elle est non seulement sexiste, mais aussi transphobe. En effet, parmi nous, il y avait non seulement des femmes, cis et trans, mais aussi des personnes non-binaires ou en questionnement de genre. La diversité de nos identités de genre, ainsi que celle de nos corps, a été réduite, voire niée, par cette assignation féminine, qui fonde la domination cishétéropatriarcale contre laquelle nous luttons.

Pour ma part, en tant que femme transgenre, cette marche m’a permis d’assumer pleinement mon corps. De prendre possession de ce torse qui m’a demandé tant de patience, de démarches inutilement compliquées et de prises d’hormones physiquement épuisantes. Ce torse qui n’est pas le symbole de ma féminité, mais celui de ma persévérance et de l’aboutissement de ma quête identitaire.

Me demander de cacher mon torse parce que je suis une femme, c’est me dire que je devrais en avoir honte. 

Pour d’autres personnes trans, c’est avoir des seins qui est difficile, car tant qu’ils sont visibles, on les prendra probablement pour des femmes. Les espaces où les torses nus sont banalisés peuvent permettre à certaines de ces personnes, dont Helio qui me confie ce témoignage, de se réconcilier avec leur corps, plus libre qu’ailleurs, et accepté comme un corps parmi d’autres, et pas d’emblée comme un corps de femme.
Par cette marche, nous disons haut et fort que nous n’aurons pas honte, que nous n’aurons pas peur, mais que nous serons fièrexs.

Égalité en droit

L’égalité en droit d’être torse ou seins nus dans l’espace public n’est pas une utopie. En effet, depuis 1992 il est totalement légal pour tout le monde de se promener torses et seins nus dans l’Etat de New York​§​. En Allemagne, dans les piscines de Göttingen​¶​, tout le monde peut nager seins et torses nus depuis le 1er mai de cette année. La législation vient de changer également à Grenoble​#​. En Suisse, la conseillère nationale Tamara Funiciello s’est exprimée à ce sujet, en ce 5 mai 2022 en disant : «Je trouve qu’un tel règlement topless est absolument nécessaire en Suisse»​**​. Rappelons que les piscines sont des lieux publics. Rappelons également que depuis 40 ans, Berne autorise les seins nus dans les bains publics​††​

Les lois suivent souvent avec un temps de retard les changements de paradigmes sociaux. Espérons que la loi puisse aujourd’hui avancer en même temps que ces changements sociétaux concernant l’égalité de genre qui est capitale et inévitable. 

Les villes mentionnées auparavant ont décidé de soutenir activement et légalement plus d’égalité entre les genres, nous espérons fortement que la ville de Lausanne pourra s’inscrire dans cette lignée.

Hypersexualisation des corps féminins

Lorsque j’avais onze ans, le regard que les hommes cis adultes ont commencé à porter sur moi a changé. Dès cet âge, même si je ne pouvais pas l’expliquer, j’ai compris que ma poitrine – et donc mon corps tout entier – ne m’appartiendrait plus complètement et que mes seins me seraient dépossédés au service du désir des hommes projetés à travers la société.

J’ai intériorisé la sexualisation de cette partie de mon corps pendant très longtemps, en ai même joué à certains moments de ma vie, avant de prendre conscience que c’est quelque chose que je subissais, qui s’était immiscé insidieusement dans mon esprit par les représentations objectivées du corps des femmes dans les pubs et les médias.

Marcher seins nus a été la première fois ou j’ai pu pleinement incarner la désexualisation de mon torse, en conscience, me sentant habiter mon corps et acceptant ma poitrine juste comme une partie de moi et non comme un attribut sexuel contraint par les injonctions patriarcales. Cela n’en fait pas moins une partie du corps qui peut être érotisée, mais seulement quand je le décide. Tout comme la bouche, les cheveux ou les mains qui ne sont ni cachés ni sexualisés et pourtant érotisés dans certains contextes ou dans certains pays. Nous arrivons à faire cette distinction car nous sommes habitués à voir des bouches, des cheveux, des mains… Pourquoi ne ferions-nous pas pareil avec tous les torses humains?

Montrer ses seins lors d’une manifestation est une revendication en soi. C’est un moyen de montrer et de percevoir les corps dans leur diversité. Combien de personnes complexent et se sentent dépossédés de leur corps par manque de représentation? Combien se dévalorisent ou pensent avoir un problème car leurs seins sont asymétriques, trop pendants, avec trop de vergetures, trop de poils, leur téton trop gros, trop petit, trop lisses, trop en dedans, leurs aréoles, trop claires, pas assez rondes, inexistantes ?

Avoir une représentation réaliste des corps tel qu’ils sont vraiment contribue à se les réapproprier et à se détacher des diktats de beauté irréalistes imposés par la société. Aujourd’hui je suis ici devant vous pour avoir marché seins nus dans l’espace publique, aujourd’hui je repense aux regards insistants sur ma poitrine naissante quand j’avais 11 ans. Aujourd’hui, c’est à la justice de décider de quel côté est l’indécence.

Mysoginie et contrôle des corps

Le 8 mars 2021, jour des faits pour lesquels nous sommes là aujourd’hui, était aussi le lendemain de l’acceptation de l’initiative « Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage. »

J’aimerais vous parler de celle-ci avec des formulations empruntées au collectif Les Foulards Violets.

Cette initiative dénie aux femmes musulmanes la capacité de penser, de faire des choix, de s’émanciper par elles-mêmes, de parler pour elles-même et en ce sens, c’est un déni de démocratie.

Arrêtons de systématiquement considérer les femmes musulmanes comme des personnes étrangères qu’il faudrait sauver. 

Quand une loi raciste et sexiste telle que l’interdiction de se dissimuler le visage ou comme d’autres l’ont appelée loi anti-burqa entre dans la constitution de mon pays, je descends dans la rue. Quand le droit de disposer librement de nos corps et d’être libre de nos choix est bafoué, je descends dans la rue. 

Et je descends parce que j’en ai marre que les corps perçus comme féminins soient constamment contrôlés, qu’ils soient considérés un jour comme trop vêtus, et le lendemain comme trop dévêtus. 

Si ce qui est retenu quand j’écris des slogans féministes et antiracistes sur mon corps, c’est que mon habillement est contraire à la décence et la morale publique, cela signifie qu’il est temps de questionner collectivement le sens et l’utilité de la « décence » et de la « morale publique ».

Dans un monde moral, je n’aurais pas eu à descendre dans la rue. 

Parce que je n’aurais pas été :

harcelée à coup de sifflement et de klaxon depuis mes 11 ans 

suivie le soir quand je rentrais chez moi

confrontée à plusieurs reprises à des exhibitionnistes qui se sont masturbés en me regardant

agressée sexuellement par un de mes amis

violée par mon ancien partenaire.

Mais comme le monde dans lequel nous vivons banalise ces violences sexistes et sexuelles et permet à leur perpétrateur de les commettre sans craindre de risquer quoique ce soit, je descends dans la rue. 

Invoquer l’article 55 RPG « Habillement contraire à la décence et à la morale publique » dans ce contexte, participerait à valider les croyances de la culture du viol que nous dénonçons et contre lesquelles nous luttons. Cela participerait au maintien de celle-ci et du cisheteropatriarcat.

Vous avez le pouvoir aujourd’hui de nous acquitter et en cela de participer à la mise en place d’un monde plus moral et décent. Nous espérons de tout cœur que c’est la décision que vous allez prendre.


  1. ​*​
    Statues de femmes à moitié nues : Femrenarde, Aurore, Baigneuse, L’Été, Côté cour : Anehom lisant Voltaire et Femlièvre, La Baigneuse Statues de femmes habillées : La Belgique reconnaissante, Statue de la Fontaine de la justice
  2. ​†​
    Statues d’hommes à moitié nus : Taureau et Berger, Faune Statues d’hommes habillés : Guillaume Tell, Homcheval, Serge Lifar, General Guisan, Major Davel, Edouard Secretan, Louis Ruchonet, Alexandre Rodolphe Ginet, Freddy Mercury, Count Ioannis Kapodistrias, Le baron Pierre de Coubertin, J.P. Delamuraz, Marc Aurèle,
  3. ​‡​
    A noter que dans un but de concision, les statues du Musée Olympique du Lausanne représentant des athlètes n’ont pas été comptées
  4. ​§​
    https://www.leparisien.fr/archives/etats-unis-se-promener-seins-nus-a-new-york-c-est-permis-03-06-2013-2862347.php
  5. ​¶​
    https://www.lavoixdunord.fr/1172823/article/2022-04-29/allemagne-dans-les-piscines-de-gottingen-les-femmes-pourront-nager-seins-nus
  6. ​#​
    https://www.rts.ch/info/monde/13099882-a-grenoble-burkinis-et-seins-nus-cohabiteront-a-la-piscine.html
  7. ​**​
    https://www.24heures.ch/faut-il-autoriser-la-baignade-seins-nus-en-suisse-694584279001
  8. ​††​
    https://www.lenouvelliste.ch/suisse/il-y-a-40-ans-berne-autorisait-les-seins-nus-aux-bains-publics-753446

1 réponse sur « Les féministes se défendent : procès pour une manifestation seins nus (2022) »

Bravo ! Pour votre information, lorsque j’étais adolescente dans les années 85 cela ne posait pas de problèmes d être seins nus à la piscine. C était même la mode! Les réactionnaires sont très actifs en ce moment…

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