Catégories
Analyse Economies Politiques

Densification : entre impératif écologique et gentrification

Cet article a été écrit pour le cours de SHS : “Histoire de la pensée économique” de François Allisson

La densification urbaine consiste à faire vivre une plus grande population sur une même surface. Elle nous est souvent vendue comme une solution pragmatique à certaines problématiques du 21ème siècle telles que la crise climatique et l’exode rural. Elle permettrait de combattre l’étalement urbain​*​ et une de ses conséquences: le  mitage​†​. Sur le plan social, la densification fait réagir. Elle est souvent associée à la gentrification : processus de transformation de quartiers populaires en quartiers destinés à une  classe sociale plus aisée. Elle semble bien acceptée globalement, mais c’est localement que ses implémentations sont impopulaires.​1​

Nous allons donc analyser les différentes facettes de la densification, ses connotations « écologiques », les éventuels problèmes, ainsi que les mécanismes financiers incitant à densifier et leurs conséquences.

Dans un premier temps, parlons biodiversité. Selon une étude sur les carabidés, l’augmentation de la densité d’habitation réduit drastiquement l’abondance et le nombre d’espèces, notamment d’insectes, d’amphibiens, de lézards, d’oiseaux et de mammifères. Cette même étude montre cependant que la zone d’habitation à basse densité réduit l’espace disponible pour la biodiversité et nuit aux végétaux et animaux natifs.​2​ Les auteurices suggère donc de trouver un « juste milieu » entre l’étalement rural et la densification, un « juste milieu » tout autre que celui dicté par l’offre et la demande. Comme on le voit ci-dessous, la croissance économique ou démographique dans une région produit indirectement une demande poussant à l’étalement urbain et mettant par ailleurs des écosystèmes et la biodiversité sous pression.

Figure 1 : Mécanisme d’étalement urbain​3​

En termes d’accès à des infrastructures vertes, l’étalement urbain réduit l’accessibilité à leurs deux formes : les parcs publics et les terrains verts privés. L’accès aux espaces de verdure dépendrait cependant majoritairement du statut financier; les zones d’habitation de population à haut revenus auraient significativement plus d’accès à des zones de verdure privées bien que légèrement moins d’accès à des zones vertes publiques.​4​

En matière de transports publics, il semblerait que la densification facilite grandement l’exploitation de transports en commun alors que les zones d’habitation à basse densité sont souvent dépendantes de moyens de transports individuels tels que la voiture.​5​ Les personnes âgées sont les plus touchées par le manque d’accès à des moyens de transport, qui induit souvent un mauvais accès aux infrastructures de santé, aux services et nuit à la socialisation.​6​ L’ensemble de la population est aussi touché par le manque de densification. Ce sont, en effet, les milieux à haute densité qui offrent les meilleures opportunités économiques.​5​ De plus, le coût par habitant des infrastructures publiques dans les zones à haute densité est inférieur au coût dans les zones à faible densité tant que l’espace n’est pas utilisé pour construire des parkings publics​7,8​, et donc qu’il existe une politique cohérente en terme de promotion de transports publics.

Figure 2 : Offre et demande en termes de logements​9​

Il semble exister trois scénarios économiques dans cette situation : (a) Net Neutral – Le marché ne connaît aucune variation car l’augmentation de l’offre équivaut à l’augmentation de la demande donc les prix des loyers restent stables, (b) Net Positive – L’augmentation de la demande après densification est supérieure à l’évolution de l’offre, il y a donc une hausse des loyers, (c) Net Negative – L’accroissement de l’offre est supérieur à celui de la demande, il y a donc une baisse des loyers. De ces trois scénarios, aucun ne prend en considération les impératifs en termes de biodiversité. 

Économiquement, la densification est souvent le fruit de mécanismes de marché. L’habitat étant une marchandise sous les régimes néolibéraux, le prix d’un logement augmente lorsque le marché est sous pression par une forte demande de logements. Dans le cas d’une maison individuelle, il peut devenir alors souhaitable pour les détenteur·ice·s de terrains de détruire les constructions actuelles pour bâtir plus densément par-dessus, multipliant ainsi leurs sources de revenu. Pour certains, la densification permet la multiplication de l’offre sur le marché du logement et ainsi, le prix au mètre carré réduit, pour une demande identique. A l’inverse, une augmentation des prix peut pousser à la gentrification, c’est ce que suppose certain·e·s (Figure 3: Cadre théorique expliquant l’apparition de la gentrification). Il faut donc se demander si la demande en logements dans un certain secteur reste identique face aux « améliorations » en termes d’infrastructures qu’apporte la densification.

Figure 3 : Cadre théorique expliquant l’apparition de la gentrification​3​

Selon une étude, les rénovations et la construction de nouveaux immeubles augmentent la demande en logements.​10​ En effet, la densification permet de faire cohabiter plus d’individus, créant plus de demande pour d’autres infrastructures : restaurants, parcs, école, salle de sport… Ces infrastructures permettent à leur tour de créer localement plus de demande pour les lieux d’habitation. Les gens en quête de logements cherchent majoritairement à vivre dans les quartiers où il fait « bon vivre ». Les facteurs sont cependant multiples, l’influence de certains sont répertoriés ci-dessous (Figure 4).

Figure 4 : La croissance démographique et sa répartition territoriale​11​ 
s : augmentation, o : diminution

Cette augmentation de la demande serait inférieure à l’augmentation de l’offre créée par la densification​10​.

Une hausse de 10% de l’offre sur le marché du logement permettrait une diminution de 1% au maximum sur les montants des loyers environnants dans un rayon de 150 m.​10​ C’est ce que nous montre la Figure 4, on y voit un déclin du prix des loyers après construction d’un nouvel immeuble. Cependant, d’autres études démontrent une augmentation de la demande dans un rayon inférieur de 100 m​9​, une zone « hyperlocale ». Une augmentation de la demande qui pousse à la rénovation des bâtiments adjacents permet l’augmentation des prix des loyers et gentrifie. Dans ces zones en densification, les nouveaux habitant·e·s qui emménagent, après des rénovations dans le quartier, auraient de plus hauts revenus.​9​

Figure 5 : Evolution des loyers avant et après densification hors de la zone hyperlocale​10​

Cependant, une autre étude trace un lien de corrélation entre la densification et la gentrification, qui dépendrait néanmoins de l’âge, du genre des demandeur·euse·s de logement et du taux de propriété appartenant à des entreprises.​3​

En résumé, la question est encore controversée: pour certain·e·s chercheur·euse·s il n’y a pas de lien établi entre gentrification et densification selon des critères particuliers, tel que hors d’une zone hyper-locale, et d’autres trouvent qu’en changeant les facteurs pris en considération, le résultat varie.

Quant aux possibles réponses politiques à la gentrification, il apparaît que de prendre des mesures pour avoir accès à des logements hors des taux du marché pour les plus bas revenus permet de mitiger les dégâts.​9​ L’implémentation de cette solution reste cependant incompatible avec la logique néo-libérale, qui souhaite par essence marchandiser tous les besoins humains, tels que le logement.

« Le logement est l’un des secteurs où la lutte entre la concurrence et la solidarité est la plus vive. »

(Tosics, 2019)​12​

De plus, l’ajout de logements abordables réservés aux plus bas revenus ne semble pas être la panacée. En effet, certain·e·s chercheur·euse·s démontrent que leur construction se corrèle avec une hausse de 3.8% à 6.5% du prix des loyers environnants lorsque ceux-ci sont construits dans les quartiers à faibles revenus.​10​

Les contradictions sont donc multiples, il faut à la fois éviter l’étalement urbain pour des questions d’accessibilité et de biodiversité, mais pour la même raison, la densification ne peut être trop poussée et les conséquences sur la gentrification sont floues. Une chose semble cependant claire, laisser le libre marché dicter l’urbanisme exacerbe des problèmes écologiques, économiques et sociaux déjà compliqués…

La planification urbaine peut apparaître pour certain·es comme une solution pragmatique. Face à l’incapacité des lois capitalistes à prendre en considération les contraintes environnementales et à garantir l’accès à un logement, il s’agit d’une solution qui peut soustraire le problème de la gentrification de l’équation en s’assurant que toute décision de densifier un quartier ne se fasse pas au détriment de ses habitant·e·s.

Pour conclure, la planification urbaine permet de passer outre les demandes instantanées du marché et peut se concentrer sur les besoins sur plusieurs générations, ce qui est nécessaire pour s’attaquer à la crise climatique en cours. Implémentée à grande échelle, elle est capable de redéfinir l’urbanisme sur des critères fonctionnels, des objectifs et des orientations concrètes. 

​13–16​


  1. ​*​
    Sur le plan physique, la ville s’étend visiblement par la consommation d’espaces naturels et agricoles, phénomène quasi irréversible d’artificialisation des sols. On parle alors d’étalement urbain. (RéférenceS, 2010)
  2. ​†​
    Le mitage est l’éparpillement, sans plan d’urbanisme réellement cohérent, d’infrastructures, de zones d’habitat, de zones d’activité, dans des espaces initialement ruraux (forestiers ou agricoles). (Geoconfluences, 2019)
  1. 1.
    Wicki M, Kaufmann D. Accepting and resisting densification: The importance of project-related factors and the contextualizing role of neighbourhoods. Landscape and Urban Planning. Published online April 2022:104350. doi:10.1016/j.landurbplan.2021.104350
  2. 2.
    Gagné S, Fahring L. The Trade-off Between Housing Density and Sprawl Area: Minimizing Impacts to Carabid Beetles (Coleoptera: Carabidae) . Ecology and Society . 2010;(15). http://www.ecologyandsociety.org/vol15/iss4/art12/
  3. 3.
    KRASNIQI A, KOOMEN E. Does Densification Lead to Gentrification? Vrije Universiteit Amsterdam School of Business and Economics; 2021. Accessed April 2022. https://spinlab.vu.nl/wp-content/uploads/2021/09/Krasniqi_Does-densification-lead-to-gentrification.pdf
  4. 4.
    Lin B, Meyers J, Barnett G. Understanding the potential loss and inequities of green space distribution with urban densification. Urban Forestry & Urban Greening. Published online 2015:952-958. doi:10.1016/j.ufug.2015.09.003
  5. 5.
    Newman P. Density, the Sustainability Multiplier: Some Myths and Truths with Application to Perth, Australia. Sustainability. Published online September 25, 2014:6467-6487. doi:10.3390/su6096467
  6. 6.
    ADORNO G, FIELDS N, CRONLEY C, PAREKH R, MAGRUDER K. Ageing in a low-density urban city: transportation mobility as a social equity issue. Ageing and Society. Published online November 2, 2016:296-320. doi:10.1017/s0144686x16000994
  7. 7.
    Kurvinen A, Saari A. Urban Housing Density and Infrastructure Costs. Sustainability. Published online January 8, 2020:497. doi:10.3390/su12020497
  8. 8.
    Zhang W, Lu D, Chen Y, Liu C. Land use densification revisited: Nonlinear mediation relationships with car ownership and use. Transportation Research Part D: Transport and Environment. Published online September 2021:102985. doi:10.1016/j.trd.2021.102985
  9. 9.
    PENNINGTON K. oes Building New Housing Cause Displacement?: The Supply and Demand Effects of Construction in San Francisco. In SSRN Electronic Journal. Published online 2021.
  10. 10.
    Li X. Do new housing units in your backyard raise your rents? Journal of Economic Geography. Published online September 2, 2021. doi:10.1093/jeg/lbab034
  11. 11.
    Laurent T. Pourquoi l’étalement urbain persiste-t-il ? Essai sur la répartition spatiale de la croissance démographique de la Suisse. In: Les Horizons de La Gouvernance Territoriale. Presses polytechniques universitaires romandes; 2013:272.
  12. 12.
    TOSICS I. Le paradoxe du logement: plus de financement, moins d’accessibilité? . Published online 2019. https://www.aeidl.eu/images/stories/pdf/housing-fr.pdf
  13. 13.
    RéférenceS . L’étalement urbain. Commissariat général au développement durable, Service de l’observation et des statistiques. Published June 2010. Accessed April 2022. https://ree.developpement-durable.gouv.fr/IMG/pdf/re_2010_-_l_etalement_urbain.pdf
  14. 14.
    Geoconfluences . Mitage – Géoconfluences. Ressources de géographie pour les enseignants. Published March 2018. Accessed April 2022. http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/mitage.
  15. 15.
    Mast E. The Effect of New Market-Rate Housing Construction on the Low-Income Housing Market. W.E. Upjohn Institute; 2019. doi:10.17848/wp19-307
  16. 16.
    Gallez C, Maksim HN. Flux – Cahiers scientifiques internationaux Réseaux et territoires . 2007;69:49-62.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *