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Pourquoi la collapsologie est-elle si appréciée des patrons ?

Critique d’une fausse radicalité dépolitisante.

Il y a dans l’intérêt – de notoriété publique – que porte Edouard Philippe à la collapsologie, dans les interventions répétées de Pablo Servigne auprès d’organisations de dirigeants d’entreprises (on pense ici notamment à la fédération des entreprises Belges) – et dans l’attention que ces derniers lui apportent, quelque chose qui devrait mettre la puce à l’oreille de qui a lu un peu d’histoire et connaît le rapport que le capitalisme entretient avec l’écologie. Si ce que les collapsologues ont à dire est entendable pour celles et ceux qui gouvernent, c’est que les notions qu’iels amènent relèvent d’une certaine inoffensivité qui devrait inquiéter la·e militant·e écologiste un tant soit peu conséquent·e.

En outre, le caractère MEDEF-compatible de la collapsologie ne suffit pas à décrire la faiblesse des raisonnements qui en constituent le cœur. Une profonde mécompréhension des rapports sociaux et un déni de la chose politique donnent aux conclusions de la collapsologie un caractère pacificateur, qui, sans légitimer explicitement l’ordre social, décourage sa remise en question.

Face à la popularité de cette pensée – celle de la collapsologie, au sens de Pablo Servigne – et de la notion d’effondrement dans les milieux écologistes, il nous semble donc particulièrement important de coucher sur papier les axes principaux d’une critique de gauche de cette dernière. Une critique qui nous semble essentielle à la construction d’un mouvement écologiste à la hauteur de la crise à laquelle nous faisons face – un mouvement écologiste vraiment capable de rendre un autre monde (ou une autre fin du monde) possible.

Quel effondrement, exactement ?

« […] nous avons choisi la notion d’effondrement, car elle permet de jouer sur plusieurs tableaux, c’est-à-dire de traiter aussi bien des taux de déclin de biodiversité que des émotions liées aux catastrophes, ou de discuter de risques de famines.»

Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans Comment tout peut s’effondrer. ​1​

Il nous semble avant tout central de revenir sur la notion même d’”effondrement” mise en avant par les collapsologues. S’inscrivant dans la lignée des travaux des Meadows​2​ et de Jared Diamond​3​, Pablo Servigne et Raphaël Stevens définissent la collapsologie comme

« l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus.»

Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans Comment tout peut s’effondrer.​1​

Or, qu’entendent précisément les collapsologues par “effondrement” ? Peut-on parler d’un “effondrement” unique et global ou au contraire d’une pluralité d’effondrements distincts ? Les collapsologues ont tendance à mettre dans le même sac effondrement de la biodiversité, du climat, de l’État, de l’économie, de la finance, etc. S’appuyant sur l’argument de l’interconnection entre ces différents aspects constitutifs de notre système économique mondialisé, ces derniers avancent la thèse suivante : puisque tout est interconnecté, alors ce “tout” risque de s’effondrer par “effet domino”. Si on peut en effet constater un effondrement grave de la biodiversité (les populations de vertébrés ont chuté de près de 70% depuis 1970​4​) ou du climat (“le changement climatique d’origine humaine affecte déjà de nombreux phénomènes météorologiques et climatiques extrêmes dans toutes les régions du monde”​5​), ceux-ci ne doivent pas nécessairement conduire à un effondrement du système financier, et par effet d’enchaînements à un effondrement total de la civilisation thermo-industrielle. 

Le début de la pandémie de covid-19, a ravivé un certain imaginaire effondriste, les adeptes de la collapsologie y voyant un signe avant-coureur de l’effondrement à venir. On a vu des collapologistes observer l’instabilité des systèmes financiers, des chaînes d’approvisionnement, et y voir un début d’effondrement. 

« Avec mes copains collapsologues, on s’appelle et on se dit : « Dis donc, ça a été encore plus vite que ce qu’on pensait ! » »

Yves Cochet dans une interview accordée au journal Le Monde​6​

Cet exemple reflète bien la manière qu’a ce prisme d’analyse à sous estimer la capacité du capitalisme à se reconfigurer pendant les crises et à exacerber les inégalités​7​. C’est une illustration de la tendance de la collapsologie à décourager l’action politique pour lui préférer l’attente d’un “monde d’après” qui se reconstruirait spontanément, faisant table-rase du passé.

Il y a une double confusion conceptuelle, à la fois sur la notion d’effondrement et sur celle de système. Quand bien même les collapsologues visent à fournir une analyse systémique​*​ de la situation actuelle, le système en tant que tel reste mal défini (et par extension mal analysé). En préférant par exemple parler de “système économique” que de capitalisme sous couvert d’une prétendue neutralité, les collapsologues entretiennent la confusion sur le plan politique. L’ambiguïté autour du terme d’effondrement conduit à présenter ce dernier comme une perspective inévitable, sans pour autant clarifier sa nature. L’effondrement du système adviendrait seul, du fait de sa dynamique même, à l’atteinte de ses propres limites naturelles plutôt que dans les rapports de force structurant la société. Face à l’inévitable, nous voilà contraints d’accepter l’effondrement à venir, comme si le politique n’avait plus prise sur le futur. 

Or un système ne s’effondre pas seul, et l’attentisme induit par ces discours vient au contraire renforcer l’ordre actuel plutôt que le confronter.  La “politique” de l’effondrement – telle que conceptualisée par Servigne – ferme le champ des possibles et des différentes trajectoires socio-politiques envisageables.

Le raisonnement qui amène à ce fatalisme est le produit de plusieurs erreurs conceptuelles que nous allons maintenant nous attacher à détailler.

Fétichisme du Modèle

Un aspect clé de la manière dont les collapsologues argumentent en faveur de la thèse de l’inéluctabilité du processus de l’effondrement réside dans l’usage de prédictions d’effondrement données par des modèles mathématiques​†​ sans mise en perspective critique des hypothèses sous-jacentes à ces modèles. En effet les approches trouvées dans ces derniers – dites de la dynamiques des systèmes – et issues de l’écologie​‡​ réduisent les comportements sociaux à des lois déterminées telles qu’on pourrait en utiliser pour décrire un phénomène physique. Cette approche relève d’un profond amalgame entre science sociale et sciences naturelles. Là où un système d’équations différentielle peut bien convenir à décrire l’évolution d’une population de poissons, il serait naïf de croire en la capacité d’un tel modèle mathématique à décrire le comportement d’une société humaine; car les êtres humains produisent des réflexions qui leurs sont propres, sont mus par des déterminismes complexes, régissent l’organisation de leur société par des structures politiques, etc.

Pourtant les collapsologues n’hésitent pas à mettre sur un même plan ce qui relève des sciences naturelles avec ce qui relève des sciences sociales. Prenons un exemple :

« […] notre civilisation est basée à la fois sur les énergies fossiles et sur le système-dette.[…]
Pendant les Trente Glorieuses, les deux-tiers de notre croissance faramineuse venaient des énergies fossiles. Sans énergies fossiles il n’y a plus de croissance. Donc toutes les dettes ne seront jamais remboursées, et c’est tout notre système économique qui va s’effondrer comme un château de cartes.  »

Pablo Servigne, dans une interview accordée à Reporterre​8​

Ici Pablo Servigne met sur le même plan un phénomène naturel inévitable (l’épuisement des ressources fossiles et le pic pétrole) et un phénomène social : les conséquences d’un non remboursement de la dette. Il présuppose qu’une incapacité à rembourser la dette générée par l’investissement dans le fossile menace l’entièreté de notre système économique. Sauf qu’on peut parfaitement imaginer une société qui accepte de ne pas rembourser la dette qui a servi à alimenter sa croissance. 

On peut aussi se figurer une réalité où les investisseurs du fossile perdent l’argent qu’ils ont investi, il n’y a aucune inévitabilité à un effondrement – quoi que cette notion décrive – si la dette n’est pas remboursée. On peut d’ailleurs trouver de nombreux exemples historiques pendant lesquels un état ou une compagnie voit sa dette annulée ; la conversion en assignats, puis l’annulation des deux tiers de la dette publique française pendant la révolution de 1789 vient à l’esprit​9​. Les lois qui régissent notre économie sont le produit d’un consensus politique qui s’ancre dans une histoire et un cadre idéologique précis, pouvant évidemment être changé.

C’est ce genre d’hypothèses sous-jacentes (l’impossibilité de changer de règles du jeu économique) qui sont contenues dans les mathématiques de modèles comme World3, et dans l’approche “systémique” adoptée par les collapsologues, qui n’est pas clairement mis en perspective dans le travail d’un auteur comme Servigne. Et ce alors que les chercheurs les ayant développés sont souvent bien plus lucides que les collapsologues quant aux limites de leurs propres modèles.

Aveuglement historique

La collapsologie, se focalisant sur le “système” et sur “comment” il pourrait en venir à s’effondrer, occulte les différents groupes sociaux qui composent ce système (et les disparités entre ceux-ci) et la question du “pourquoi” nous en sommes arrivés là. Or, les actions que l’on va adopter politiquement en réponse à cette situation requièrent préalablement de situer socialement et historiquement celle-ci.

Comment peut-on parler d’un “nous” indifférencié sans parler des rapports de classes qui structurent notre société actuelle et façonnent les désastres sociaux et environnementaux ? La collapsologie, refusant de pointer du doigt des responsables pour la crise actuelle, en revient à naturaliser les rapports sociaux – exactement comme le fait le discours libéral – et dépolitise ainsi l’écologie. Elle occulte ainsi la manière dont l’accumulation du capital au bénéfice d’une classe particulière a été le facteur déterminant qui a amené à la crise écologique actuelle. Andreas Malm souligne bien la manière dont les enjeux de pouvoir structurent les choix énergétiques, en particulier l’imposition par la classe capitaliste des énergies fossiles et de l’industrialisation à la classe ouvrière anglaise du 18e et 19e siècle​10​. L’histoire du capitalisme fossile, et par extension de la crise climatique, est celle d’enjeux de pouvoir et de luttes, en tant que tel nous avons prise dessus. Encore faut-il recentrer l’analyse sur celleux qui possèdent, contrôlent et tirent profit de l’industrie fossile. Et ce, justement parce que le capitalisme fossile et les rapports sociaux qui le structurent ne vont pas s’effondrer tous seuls. Focaliser l’attention sur un “déclin imminent de la disponibilité en énergie fossile” tend à négliger la situation de surabondance énergétique dans laquelle nous sommes actuellement, et le fait qu’il faudrait au contraire laisser 60 à 80% des réserves actuelles de pétrole, gaz et charbon dans le sol pour limiter l’augmentation du réchauffement à moins de 2°C d’ici la fin du siècle.

Par ailleurs, plusieurs collapsologues dont Servigne et Stevens entendent soulever un soit-disant “tabou” démographique, s’appuyant notamment sur la limite démographique à la croissance telle qu’elle est présentée dans le rapport Meadows.

« Nous avons un effort à faire sur la question démographique […] même si on arrive à une société sobre dans sa consommation et la plus égalitaire possible à neuf milliards d’humains, ça posera quand même des problèmes. Alors on peut dire qu’une forme de régulation a déjà commencé dans certaines zones à cause des catastrophes climatiques et du manque de ressources, mais ici, dans les pays riches, on est encore protégés par un coussin matériel très confortable. »

Pablo Servigne, dans une interview accordée à Contretemps​11​

Or, cette focalisation sur la question démographique détourne complètement de la question des inégalités de consommation mais surtout de production. Corrélation ne signifie pas causalité ; certes la population et les crises environnementales ont augmenté en cœur, mais ce n’est pas “la population” de manière générale qui est source de toutes les dégradations environnementales que nous connaissons. Parler de “population” ou de “démographie” en tant que tel pose conceptuellement problème : “la population est une abstraction, si je néglige par exemple, les classes dont elle se compose”​12​. Au lieu de s’engager dans une critique radicale du capitalisme, une partie de l’environnementalisme depuis la fin des années 60 s’est ancrée dans un courant néo-malthusien et conservateur. Si ce néo-malthusianisme​§​ reste modéré chez des penseurs comme Servigne (qui assume toutefois sa position sur ce sujet), il reste primordial de s’opposer à ces “erreurs de diagnostic” qui peuvent avoir des implications sociales dangereuses, en témoignent les politiques anti-immigration soutenues par les alliances entre écologie et conservatisme​¶​.

« À moins de transformer les rapports sociaux et économiques qui déterminent aujourd’hui la production, la distribution et la consommation alimentaires dans le monde, il y aura toujours des gens que l’on jugera “excédentaires” et qui de fait seront privés de ce qu’il faut pour vivre »

Nicolas Hildyard, dans « Too many for what? The social generation of food” scarcity” and” overpopulation »​13​

Et pour pleinement saisir l’implication de la position néo-malthusienne, il nous semble essentiel de rappeler le rôle qu’a eu la position malthusienne dans la construction de l’eugénisme du 19ème et du 20ème siècle. L’idée selon laquelle la surpopulation serait une menace contre laquelle la politique publique doit lutter a servi de tremplin aux politiques de stérilisation forcée qui ont – notamment en allemagne sous le régime nazi, mais aussi jusque dans les années 1980 en Suisse​14​ – été mises en place en Europe. Car même si Servigne se refuse – contrairement à Malthus lui même – à affirmer qu’il y a des vies humaines qui valent plus que d’autres, sa volonté de ramener la question démographique dans le débat publique ouvre la porte à un néo-malthusianisme plus décomplexé, dont l’extrême droite pourrait très certainement se saisir dans les décennies qui viennent.

Face à l’effondrement il n’y a que des individus

L’une des conséquences – les plus notables – du fatalisme porté par la vision effondriste de notre futur est un regard très individualiste sur l’action – militante ou non – face à l’effondrement. Puisque l’effondrement est présenté comme une fatalité – hors ce n’en est pas une, on a prise sur la crise écologique en tant que société – les collapsologues font le choix de s’intéresser au rapport qu’on entretient en tant qu’individu face à l’effondrement plutôt qu’à l’effondrement lui même.

Cette analyse-là – celle qui considère l’action à travers le prisme du rapport individuel à l’effondrement – a tendance à pathologiser ce rapport et à se focaliser sur ce qu’on appelle éco-anxiété. Cette idée – celle de réduire un sentiment légitime ressenti face à une situation violente à une simple maladie qu’on devrait soigner pour elle-même n’a rien de neuf, et n’est pas propre à l’éco-anxiété. La façon dont les troubles de santé mentale sont soignés pour eux-mêmes, sans aucun recul sur les conditions sociales (celles du patriarcat, du racisme, du capitalisme) qui les rendent si fréquents n’est pas le propre de la collapsologie, mais bien une pratique commune sous l’ordre néolibéral du capitalisme.

« […] je veux montrer qu’il est nécessaire de recadrer le problème grandissant du stress (et de la détresse) dans les sociétés capitalistes. Au lieu de le traiter comme s’il incombait aux individus de trouver une solution à leur propre détresse psychologique, au lieu, donc, d’accepter l’immense privatisation du stress qui s’est mise en place au cours des trente dernières années, il nous faut poser la question suivante: comment a-t-il pu devenir acceptable que tant de gens, et en particulier de jeunes, soient malades ? »

Mark Fisher, dans « Réalisme Capitaliste »​15​

Notre propos n’est bien évidemment pas de minimiser l’importance de l’angoisse, du désespoir, de la tristesse et de la colère que l’idée de la crise écologique provoque mais bien de souligner deux points qui nous semblent essentiels pour comprendre ce en quoi les notions d’“éco-anxiété” et d’“éco-psychologie” posent problème.

D’abord nous insistons sur ce à quel point le sentiment d’anxiété est associé à (et parfois provoqué par) la lecture collapsologue de la crise écologique – celle qui martèle l’idée selon laquelle nous serions impuissant·es face à un effondrement inéluctable. La collapsologie n’est en aucun cas innocente face au nombre grandissant de personnes éco-anxieuses et la réponse qu’elle apporte – celle de l’écopsychologie – qui consiste​#​ à appliquer les outils de la gestion du deuil au rapport à la crise écologique impose un rapport extrêmement individuel à l’action : plutôt que de lutter ensemble pour le bien être collectif, on prend soin de sa propre santé mentale, en tant qu’individu, ou en tant que petit groupe.​16​

Ensuite il nous semble essentiel de noter à quel point la notion d’anxiété est réductrice du spectre d’émotions ressenties face au désastre en cours, et ce en quoi le choix de se focaliser sur l’anxiété a un pouvoir pacificateur. On aurait pu parler de rage écologiste mais on a choisi l’anxiété, une émotion qui se vit seul·e et qui a tendance, si on a la soigne, à en venir à accepter la réalité de notre monde plutôt qu’à vouloir le changer.

Si – pour les collapsologues – l’effondrement est inévitable, si notre impuissance est si écrasante et si la conséquence la plus immédiate et la plus tangible de la crise est l’éco-anxiété, alors ne reste-il plus qu’à apprendre à vivre avec, et à outrepasser ce sentiment, non pas par la lutte, mais par le développement personnel, en décidant (arbitrairement) de faire le deuil, de la planète, de notre futur, et de développer notre résilience intérieure

Ce genre de lecture crée des militant·es qui consomment de l’activisme pour se sentir “plus aligné·es” avec leur valeurs, pour combattre leur éco-anxiété. Et se crée ainsi un marché sur lequel se vendent des stages de développement personnel, des séjours en éco-lieu à la campagne, et des services d’appui psychologique – des services onéreux qui reflètent l’extraction sociale de leurs consommateurs. Manque de culture politique oblige, on voit souvent ce genre de produits présentés comme des façons d’agir face à la catastrophe écologique, sur le même plan que la désobéissance civile ou la consommation en circuit court. Le militantisme se voit alors réduit à un choix d’activité dans une liste dont toutes les entrées sont supposées se valoir et dans laquelle chacun·e est libre de choisir quel militantisme lui convient le mieux. Et on thématise très peu ce en quoi différents modes d’actions peuvent être contradictoires. Le développement personnel est confondu avec la lutte. Sauf qu’on ne va pas changer de société avec un supermarché des modes d’action. 

Au-delà de la réduction de questions relevant de stratégie politique (le choix du mode d’action) à des considérations personnelles, la collapsologie (en coeur avec certaines tendances anarchistes contemporaines) a tendance à affirmer comme une considération stratégique l’importance d’une large diversité d’actions à petite échelle et la primauté de cette diversité sur la cohérence de ces dernières ou sur leur ampleur. C’est – pour les collapsologues – ce qu’elle appelle parfois la ”politique du grand débranchement”, à savoir renoncer d’avance à tout ce que fournit le système industriel pour se recentrer sur des “petits systèmes autonomes plus résilients”.

Le développement d’alternatives locales est important, notamment sur le plan de l’expérimentation de nouveaux modèles sociaux, cependant il ne suffit pas face à l’ampleur du problème écologique. En effet, la focalisation sur le localisme ne constitue pas une réponse adéquate pour nombre d’enjeux environnementaux qui aujourd’hui se jouent à une échelle plus large, nationale voire internationale. En particulier, le changement climatique est indissociable de l’exploitation des ressources fossiles. Exploitation dont l’organisation est contrôlée par un nombre d’institutions politiques et économiques qui ne s’effondreront pas du jour au lendemain, face à la première crise financière. Ici encore la collapsologie trahit son manque de recul historique: quand le capitalisme vit une crise, le pouvoir politique peut aussi bien se consolider que vaciller. En témoignent nombre d’exemples historiques, l’histoire de la république de Weimar et de l’Italie de l’entre deux guerres en fournissent de bons exemples. Après le temps du libéralisme vient souvent celui du fascisme​17​.

Pour une écologie conséquente 

Nous ne sommes donc pas dans Don’t Look Up, face à un phénomène d’origine purement naturelle et inévitable, pouvant survenir à n’importe quel moment de l’histoire. Les derniers scénarios du GIEC nous le rappellent encore, notre marge de manoeuvre se réduit drastiquement, et la différence entre un scénario 1.9 (réchauffement de 1.0°C à 1.8°C d’ici la fin du siècle) versus 8.5 (réchauffement de 3.3 à 5.7°C)​5​ ne tiendra qu’à nos luttes et choix politiques. 

Contre une analyse effondriste dépolitisée, nous postulons l’importance de comprendre la crise écologique comme une crise du mode de production capitaliste et de son organisation sociale. Contre la fausse radicalité d’une analyse fataliste qui décourage la contestation, et efface les rapports de force, nous réaffirmons la nécessité de penser sur un plan politique les potentielles trajectoires auxquelles nous faisons face et les luttes qui les structurent : 

«Il ne suffit pas de prévoir le désastre, aussi justifié que celà puisse parfois paraître, dans l’espoir que la simple crainte de celui-ci nous aidera à trouver une issue de secours. Seule une analyse des forces politiques qui produisent la potentialité de l’effondrement, et de la façon dont ces forces pourraient elles-mêmes être transformées par cette potentialité, conduira à une compréhension des rapports de force émergents. »

Geoff Mann et Joel Wainwright, dans « Climate Leviathan », traduit de l’anglais pour les besoins de cet article​18​

Ce sont des contributions qui sont amenées par des auteur·ices telles que Geoff Mann et Joel Wainwright qui ont choisi, dans leur essai Climate Leviathan, de concentrer leur analyse non pas sur la nature de la crise écologique elle-même mais sur les implications politiques de cette dernière. Une telle perspective permet l’émergence d’une pensée stratégique – et réellement politique du changement climatique. Une pensée susceptible d’amener à agir.


    1. ​*​
      Il nous semble important de relever la spécificité de la notion de système chez les collapsologues. Ici systémique n’est pas à comprendre comme “ce qui a attrait à l’organisation de la société et à ses déterminismes”, comme dans “racisme systémique” mais comme ce “qui comprend la société comme un ensemble de sous-systèmes interagissant ensembles de façon déterminée”
    2. ​†​
      Comment tout peut s’effondrer fait référence aux modèles World3 et HANDY. Il est pertinent de noter que Servigne ne travaille sur ses propres modèles mathématiques, mais ne fait qu’utiliser les conclusions de Meadows.
    3. ​‡​
      L’étude des écosystèmes.
    4. ​§​
      Doctrine s’inscrivant dans la lignée de Malthus, économiste anglais du XIXe siècle, prônant une politique de contrôle des natalités contre la surpopulation analysée comme menaçant la stabilité planétaire (famine, dégradations environnementales, etc.). Historiquement, le malthusianisme a surtout été mobilisé pour justifier un contrôle des populations des pays du Sud. 
    5. ​¶​
      Par exemple, l’ex chancelier autrichien Sebastian Kruz à la tête d’une coalition entre la droite et les écologistes a déclaré qu’il est tout à fait possible de protéger à la fois le climat et les frontières.
    6. ​#​
      Dans le cas de l’écopsychologie de Pablo Servigne.
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