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Analyse Féminismes

Tour du monde des écoféminismes

Dossier : La dimension sociale de la durabilité
Perspectives d’étudiant·e·s du CDH-EPFL
Partie 3/11

Illustration : Yoann Lorenz et Simon Rieckhoff

Editorial : comment saisir la dimension sociale de la durabilité ?

Marta Roca i Escoda et Lucile Quéré (CDH-EPFL)

Au printemps 2021, a débuté un nouveau cours en Bachelor offert par le Collège des Humanités de l’EPFL intitulé “La dimension sociale de la durabilité”. Dans un campus où le mot d’ordre « durabilité » est omniprésent, il était question d’outiller les étudiant·e·s en leur présentant les perspectives critiques offertes par les sciences humaines, et de leur permettre ainsi de comprendre les contours de la « durabilité » pour en analyser les diverses formes et en saisir les conséquences sociales et politiques. Pour cela, nous avons adopté une approche critique revenant sur les différents discours des acteur·ice·s qui se réclament de la « durabilité » et en font la promotion.

Économie verte, énergie renouvelable, alimentation bio, préservation de la biodiversité, changement des comportements de mobilité, croissance soutenable, décroissance, transition écologique, Green New Deal, green washing, et cetera… La diversité de ces thèmes montre que l’idée de durabilité prend bien des visages et se déploie selon une variété de méthodes et d’approches, plus ou moins critiques et radicales, qui questionnent et mettent à l’épreuve conjointement l’économie et l’environnement.

Nous avons alors suivi les différentes déclinaisons de la durabilité. Quelles en sont les assises théoriques ? Quels projets économiques et de société se logent dans les différentes approches de la durabilité ? Quelles sont leurs implications politiques ? Quels sont les modes d’action privilégiés par ces différentes approches ? Quels sont les nouveaux modes de vie durable et dans quelle mesure parviennent-ils à s’inscrire dans le monde ?

Pour ce faire, nous avons porté le regard sur différents univers : ce sont tant les sphères économique, étatique, militante et citoyenne qui ont fait l’objet de nos investigations. En complément des enseignements ex-cathedra et des présentations d’acteurs et d’actrices appartenant à chacun de ces univers, nous avons eu comme projet de monter un dossier collectif pour le numéro spécial d’un magazine écologiste. Les étudiant·e·s ont été particulièrement motivé·e·s par ce projet et se sont mis·e·s à la tâche avec brio et efficacité.

Le projet consistait à faire travailler les étudiant·e·s sur un thème en lien avec la dimension sociale de la durabilité. Pour ce faire, ils et elles avaient le choix du format de leur contribution pour ledit dossier. Ils devaient aussi s’initier à un style plutôt journalistique tout en se conformant aux exigences académiques d’une enquête en sciences sociales. La diversité des formats et des thématiques qu’ils et elles ont choisies témoigne de la richesse de leur travail : d’un entretien avec une militante écoféministe à un reportage sur une action locale d’agriculture en passant par un article historique, une prise de position critique sur les discours médiatiques de la durabilité, une bande dessinée et des recettes de cuisine, ou encore une cartographie des actions durables ayant une visée pratique pour les lectrices et lecteurs. Le dossier qu’ils et elles ont élaboré est particulièrement foisonnant. Le tout est couronné par une image réalisée par deux étudiants qui fait fonction de couverture du dossier.

Notre projet a été accueilli avec enthousiasme par les membres de l’équipe de rédaction du Canard Huppé. Nous tenons à remercier cette équipe, et en particulier Esma Boudemagh, dont l’implication sans faille a rendu possible cette publication. C’est maintenant à la lectrice et au lecteur d’en juger sa valeur.


Tour du monde des écoféminismes

Zoom sur 6 personnalités écoféministes issues de différents continents

Solène Bard et Loïc Wermeille

Dans le cadre de notre travail de SHS « La dimension sociale de la durabilité », nous nous sommes intéressé·e·s à l’écoféminisme. Après de multiples lectures très enrichissantes, nous avons cherché à nous éloigner d’une perspective occidentalo-centrée sur l’écoféminisme. Nous avons donc décidé de parcourir le globe à la recherche de mouvements qui se réclament de l’écoféminisme, mais aussi de mouvements qui ne se reconnaissent pas directement dans l’étiquette « écoféministe » mais dont les revendications portées correspondent à la définition qui en est généralement donnée. Nous avons sélectionné six mouvements et femmes de pays différents afin d’essayer de proposer une vision élargie de l’écoféminisme. Évidemment, nous avons dû faire des choix. Cet article n’a pas pour but d’être exhaustif ni n’a la prétention de faire le tour de tous les mouvements importants. Il est là pour inviter les lecteur·ice·s à élargir leurs horizons en fournissant des informations souvent méconnues ainsi que des sources et des références pour creuser un peu plus loin.

Vous avez dit écoféminisme ?

Conceptualisé dans les années 1960 (notamment dans l’ouvrage Silent spring de la biologiste états-unienne Rachel Carson1), l’écoféminisme interroge les liens entre féminisme et écologie. Il souligne en particulier les liens entre le système patriarcal et la domination de la nature par les humains. Le concept est plus particulièrement théorisé à partir des années 1980 lors d’une conférence faisant suite à l’accident de Three Mile Island au cours de laquelle le terme est introduit. La définition qui en est donnée permet de lier divers mouvements en apparence très hétéroclites. Nous pouvons cependant retenir quelques éléments qui rassemblent ces mouvements. Tout d’abord, la composante écologique est primordiale mais n’est jamais unique : s’y ajoute un élément féministe. Ensuite, les mouvements écoféministes sont portés par des regroupements de femmes qui décident d’agir ensemble. Enfin, on observe une volonté de scission avec le système existant.

Kenya : Le Green Belt Movement et Wangari Muta Maathai

Wangari Muta Maathai est née en 1940 à Nyeri, Kenya. Elle réalise des études en biologie aux États-Unis et en Allemagne et devient la première femme d’Afrique de l’Est à obtenir un doctorat. Elle a ensuite travaillé dans le Département d’Anatomie de l’Université de Nairobi. Elle s’engage pendant une dizaine d’années dans le National Council of Women of Kenya (NCWK), une organisation qui a pour but de coordonner les différentes associations et organisations féminines du Kenya. Elle a obtenu plus de 20 prix et distinctions, dont le Prix Nobel de la Paix en 2004. Elle s’est aussi investie dans la politique kenyane, et a notamment travaillé au ministère de l’Environnement et des Ressources Naturelles de 2003 à 2007. Elle meurt en 2011 à Nairobi, des suites d’un cancer de l’ovaire.

En 1977, Maathai fonde le Green Belt Movement dans le but de lutter contre la déforestation et afin d’améliorer la vie quotidienne dans les villages kenyans. En effet, Maathai observe que les phénomènes de déforestation et d’érosion des sols forcent les habitant·e·s, et surtout les femmes, à marcher de plus en plus loin pour trouver du bois ou de l’eau. Pour répondre à ce problème, elle propose un programme de reforestation en incitant les communautés à planter des arbres contre une petite rémunération financière. Ces plantations d’arbres proches des lieux de vie forment les « ceintures vertes » autour des villages desquels le mouvement tire son nom. D’autres actions sont mises en place, notamment des programmes d’éducation des populations à des techniques d’agriculture durable, la gestion des ressources naturelles ou encore l’éducation civique et citoyenne. Les femmes, engagées pour assurer la gestion des réserves forestières, sont au centre des actions du Green Belt Movement. Ce sont elles qui diffusent les idées du mouvement, en allant former dans les villages de nouvelles personnes après avoir été formées elles-mêmes sur les techniques d’agriculture durable. Bien qu’elle ne se désigne pas elle-même comme écoféministe, Wangari Muta Maathai a ancré son militantisme et l’action du Green Belt Movement dans une démarche écologique et d’émancipation des femmes.

Equateur : Sarayaku et Nina Gualinga

Partout en Amérique latine des multinationales à l’éthique contestable exploitent les ressources naturelles. Souvent, les accords se font directement avec les gouvernements, et ce sans prendre en compte l’avis des citoyen·e·s vivant à proximité des futures mines, exploitations pétrolières, etc. Détruisant les écosystèmes et s’attaquant directement à la survie des populations locales, ces exploitations peuvent également polluer l’environnement et avoir des conséquences importantes sur la vie et la progéniture des habitant·e·s. Pour ces raisons, et afin de lutter contre les exploitations, des habitant·e·s s’organisent. Souvent, les femmes sont au cœur des mobilisations. Bien que la majorité ne se réclament pas de l’écoféminisme, les revendications formulées correspondent à la définition généralement admise d’un mouvement écoféministe.

Le mouvement équatorien du village de Sarayaku en est un très bon exemple. Alors qu’une entreprise s’arrange avec le pouvoir en place afin d’exploiter du pétrole sur les terres du village, une résistance s’organise. Parmi les militant·e·s se trouve Nina Gualinga, qui se bat pour les droits des indigènes et pour la justice climatique. Elle a eu l’occasion de parler lors de diverses conférences, comme à la COP21 où elle a symboliquement descendu la Seine à bord d’un canoë de son village.

Iran : Women’s Society against Environmental Pollution et Mahlagha Mallah

Figure de proue de l’écologie en Iran, Mahlagha Mallah​ a eu un impact considérable sur la politique environnementale de son pays. Elle est sensibilisée aux droits des femmes depuis son plus jeune âge par sa mère et sa grand-mère. Par la suite elle prend conscience des problèmes environnementaux, en particulier ceux liés à la pollution, et commence par créer des événements locaux portant sur la pollution urbaine. Elle crée ensuite des actions à plus grand impact, comme la Women’s Society Against Environmental Pollution. Cette dernière travaille notamment à l’échelle locale avec les femmes pour réutiliser la matière mais également à une plus grande échelle en organisant des campagnes pour sensibiliser à la qualité de l’air.

États-Unis : Honor the Earth et Winona LaDuke

Winona LaDuke est née en 1959 à Los Angeles. Son père était un membre du peuple Ojibwé et sa mère descendante d’une famille juive européenne. LaDuke passe son enfance principalement en Oregon, puis étudie à Harvard où elle rejoint un groupe d’activistes amérindiens. Elle ne rejoint la réserve indienne de White Earth qu’en 1982. Elle devient alors principale du lycée de la réserve. En 1985, elle participe à la création du Indigenous Women’s Network. Elle prend part à de nombreuses actions, notamment pour récupérer des territoires perdus par les peuples Anishinaabe ou encore afin de lutter contre des projets industriels écocidaires. Engagée en politique, elle candidate pour le poste de vice-présidente pour le US Green Party.  

En 1993, elle fonde l’ONG Honor the Earth en collaboration avec les Indigo Girls, un duo de musique folk rock américain. Un de leurs moyens d’action vise à sensibiliser à la cause via la musique, l’art et les médias. Cette organisation lutte pour visibiliser les problèmes environnementaux auxquels font face les peuples autochtones. Parmi les sujets de lutte, Honor the Earth combat pour la justice environnementale, la protection de l’héritage culturel amérindien ainsi que le développement des énergies renouvelables et d’une nouvelle économie énergétique. Les membres de l’ONG se sont notamment engagé·e·s dans des actions de protection de l’eau potable et des grands lacs dans les réserves indiennes, comme les protestations contre l’oléoduc Dakota Access. En 2016, des protestations spontanées initiées par des jeunes de la réserve indienne de Standing Rock mènent à la création d’un mouvement militant et de camps de résistance qui luttent pendant une année contre la fabrication de l’oléoduc.

Bien que la lutte de Winona LaDuke et Honor the Earth ne soit pas directement liée à des questions féministes, c’est une forme de lutte qui associe des problèmes sociaux liés aux droits des peuples amérindiens avec des considérations environnementales. En ce sens, le mouvement s’inscrit de fait dans la nébuleuse des mouvances écoféministes.

Inde : Le Mouvement Chipko et Vandana Shiva

Vandana Shiva est une activiste écoféministe indienne née en 1952 à Dehra Dun, au pied de la chaîne himalayenne. Elle réalise des études en physique et philosophie des sciences en Ontario puis retourne en Inde où elle fonde en 1982 la Research Foundation for Science, Technology and Ecology (RFSTE).

Son approche promeut l’altermondialisme, et elle combat pour le développement de l’agriculture paysanne en remplacement des pratiques de monocultures. Elle est notamment connue pour ses actions autour des semences. Elle a formé en Inde une quarantaine de banques de semences afin de lutter contre la privatisation de celles-ci. En effet, les pratiques d’agriculture moderne font que les agriculteur·ice·s achètent tous les ans les graines à une entreprise et ne disposent pas du droit de reproduire, échanger ou améliorer les graines. Shiva souligne dans sa lutte écologique combien les systèmes de production patriarcaux et mondialisés mènent à la destruction des écosystèmes. Elle suggère que si plus de place était laissée aux femmes dans l’organisation de l’agriculture, le système ne serait pas aussi destructeur. En ce sens, l’approche écoféministe de Vandana Shiva peut être considérée par certain·e·s comme essentialiste, car elle considère les femmes plus aptes par nature à créer une gestion durable.

Dans l’un de ses livres, Shiva décrit le mouvement Chipko. Il s’agit d’un mouvement spontané qui a commencé en 1973 à Uttar Pradesh au pied de la chaîne himalayenne. Les villageois·e·s protestent contre le projet de vente de parcelles de forêt à des industries étrangères. En effet, détruire ces parcelles de forêt aurait des conséquences dramatiques sur le mode de vie des habitant·e·s et sur l’écosystème local. Pour empêcher les arbres d’être arrachés, les femmes protestent en embrassant et encerclant les arbres avec leurs corps.

Japon : Green Action Japan et Aileen Mioko Smith

Au Japon, de nombreux mouvements portés par des mères se sont créés au fil des années, au gré des tragédies environnementales. Ainsi, l’écoféminisme nippon a débuté par un souci des citoyen·e·s pour leur santé et pour celle de leurs enfants. Il a ensuite développé une critique de l’occidentalisation du monde et a prôné un retour à une culture asiatique qui développe une conception de la nature entendue comme “milieu”. Lors du Grand tremblement du Japon de l’Est (événement connu sous le nom Fukushima en Occident), diverses actions sont mises en place afin de soutenir les victimes, à l’image du « Réseau de soutien aux femmes victimes du grand tremblement de terre du Japon de l’Est ».

Aileen Mioko Smith est co-autrice, avec son mari, de Minamata: The Story of the Poisoning of a City, and of the People Who Chose to Carry the Burden of Courage. Elle a mené une lutte judiciaire durant 14 ans contre l’État japonais afin d’obtenir justice pour les victimes. S’intéressant de plus en plus aux problèmes liés au nucléaire, elle crée en 1991 le mouvement anti-nucléaire Green Action Japan. Ce dernier se donne pour objectif de lutter contre le nucléaire, d’aider à compenser les dommages causés et de faciliter la création de modèles ne recourant pas à cette énergie.


LISTE DES ARTICLES DU DOSSIER “DIMENSION SOCIALE DE LA DURABILITE”

0- La dimension sociale de la durabilité : perspectives d’étudiant·e·s du CDH-EPFL – Fresque de couverture
1- L’anthropocène, un concept global – Bande dessinée
2- Pensons-nous durable ? – Article
3- Tour du monde des écoféminismes – Zoom sur six personnalités écoféministes issues de différents continents

Articles à venir prochainement :
4- Comprendre les actions concrètes des militant·e·x·s dans les luttes écoféministes – Interview d’une militante écoféministe
5- Le Rouge et le Vert : écosocialisme, justice environnementale et écologie de la classe ouvrière – Article
6- Autogestion, analyse concrète de la mise en place et du fonctionnement au quotidien – Article
7- Portée sociale de l’urbanisme et sa durabilité – Article
8- Sous les pavés, la terre. Vers une agriculture plus sociale et plus locale ? – Article
9- Le petit guide durable, pourquoi et comment adopter les bons gestes ! – Guide pratique
10- Un aperçu des initiatives de durabilité sur et autour de l’EPFL – Aperçu
11- Le pinguintologue – Bande dessinée


  1. 1.
    Carson R. Silent Spring. Houghton Mifflin Harcourt; 2002.

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