Cet article a été rédigé dans le cadre de la SHS « La dimension sociale de la durabilité » en 2023. Certains éléments mentionnés ont connu des développements.
A Neuchâtel, Fribourg, Vaud, et finalement Genève, un même sujet est à l’agenda de la gauche radicale : la gratuité des transports publics. L’idée n’est pas nouvelle, mais des voix s’élèvent à nouveau, mesurant l’urgence de la situation : des mesures concrètes, de grande ampleur et rapides seraient nécessaires afin de faire face aux défis climatiques imminents. Dans ces quatre cantons, des initiatives populaires sont lancées et aboutissent avec succès.
Puis, coup de tonnerre. En mai 2022, le conseil d’Etat fribourgeois, et ensuite le Grand Conseil, invalident l’initiative cantonale « Pour la gratuité des transports publics gratuits ». Décision qui sera confirmée presque un an plus tard par le Tribunal Fédéral, enterrant non seulement le texte fribourgeois, mais également ceux des autres cantons romands.
Ce refus de proposer le projet en votation populaire est justifiée par l’article constitutionnel 81a alinéa 2, stipulant que « les prix payés par les usagers des transports publics couvrent une part appropriée des coûts ».
Nous n’allons pas nous attarder sur la validité de cette argumentation, mais plutôt examiner des cas pratiques de gratuité ou gratuité partielle des transports en commun qui ont eu lieu à l’étranger. Ce faisant, nous examinerons également les similitudes et divergences entre ces cas concrets et la Suisse, afin de pouvoir mieux nous imaginer à quoi ressemblerait un tel projet chez nous et les éléments nécessaires pour garantir son bon fonctionnement.
Commençons par une expérience qui a beaucoup fait parler d’elle: le ticket à 9 euros en Allemagne. Pour rappel, le ticket à 9 euros était une initiative qui consistait à mettre à disposition un abonnement à 9 euros par mois qui permettait de prendre tous les transports publics régionaux en Allemagne (c’est-à-dire tous les transports en commun à l’exception des trains à longue distance). Cela a eu lieu pendant les mois de juin, juillet et août 2022. Cette quasi-gratuité des transports régionaux avait comme but premier de lutter contre les effets de la crise énergétique causés par la guerre en Ukraine. Malgré la durée de la période, prenons-la comme cas d’étude. Trois aspects sont intéressants: la présence éventuelle d’un transfert modal, son ampleur et les effets sur la qualité du réseau ferroviaire allemand.
Commençons avec l’impact sur le mode de transport des pendulaires. Afin de documenter les effets du ticket à 9 euros, le Technical University of Munich (TUM) a fait une étude* dont nous utiliserons les données. D’après l’étude, qui a sondé des personnes dans toute l’Allemagne, 29% disent avoir davantage utilisé les transports en commun, tandis que 25% avoir moins utilisé leur véhicule privé. Ce qui est surprenant, c’est que seulement 17% des personnes sondées se trouvent dans ces deux catégories – cela veut dire qu’un nombre significatif de 8% de personnes ont plus utilisé les transports en commun sans pour autant moins prendre la voiture. On peut soupçonner que ce sont des personnes sans voiture qui ont profité de l’offre bon marché pour avoir plus de mobilité, ou qui utilisent les transports en commun pour des trajets auparavant faits à pied ou à vélo.
On voit alors que le report modal de la voiture vers les transports en commun est bien là, mais est limité. Ces résultats doivent toutefois être pris avec quelques précautions. Premièrement, le projet a seulement été en place pendant trois mois, période de l’année durant laquelle les gens ont tendance à plus voyager. Par ailleurs, il a eu lieu en même temps qu’un allègement des taxes sur le pétrole, ce qui au contraire encourage l’utilisation de la voiture. Que peut-on dire de la qualité du réseau allemand ? Il a été rapidement débordé†, et c’est une des grandes critiques du ticket à 9 euros. On peut émettre l’hypothèse que c’est dû au fait que les billets de trains ont été massivement subventionnés, sans mesures d’accompagnement, c’est-à-dire sans investissements supplémentaires dans le réseau ferroviaire. Il est vrai que dans ce cas, le ticket à 9 euros a été mis en place très rapidement, sans beaucoup de temps de préparation. Le ticket à 9 euros était une idée ambitieuse et hors-norme, à la fois par son étendue et sa rapidité de mise en place.
Regardons maintenant le cas de la ville de Dunkerque, en France. Elle a rendu gratuit son réseau de transports en commun en 2018. On a donc maintenant plusieurs années de données à notre disposition, ce qui nous permet de mieux se pencher sur les effets à long terme. Nous nous baserons sur un rapport publié par le VIGS‡ (Villes Innovantes et Gestion des Savoirs), une association de chercheur·euse·x·s spécialisé·e·x·s dans les questions de mobilité. Les résultats sont marquants. En seulement un an, la fréquentation des transports publics a augmenté de 85%, avec un pic de 125% les weekends. Les questions sur lesquelles nous nous pencherons sont: qui sont les utilisateur·rice·x·s supplémentaires ? Que peut-on dire sur la qualité du réseau ? Et finalement, quel impact sur la vie quotidienne à Dunkerque ?
Tout d’abord, on a noté 50% de nouveaux usager·ère·x·s du réseau à Dunkerque, dont la moitié utilisaient la voiture auparavant. On remarque donc un double report modal: depuis la voiture vers les transports en commun, mais également depuis la mobilité douce. Le rapport met aussi en lumière des phénomènes intéressants: on observe une baisse moins forte de la fréquentation pendant les vacances scolaires, et une plus grande sensibilité de la fréquentation à la météo. On peut alors émettre l’hypothèse qu’il y a eu plus qu’un simple report modal: les Dunkerquois·e·x·s sont en fait plus mobiles. C’est très intéressant car on remarque que le prix du billet de bus est en fait un frein à la mobilité, et donc à la participation à la vie de société. En effet, 50% des sondé·e·x·s déclarent utiliser le bus « un peu plus souvent » ou « beaucoup plus souvent ». Donc même parmi les personnes qui utilisaient déjà les bus, il y a un changement de comportement. Le rapport examine aussi la possibilité que la gratuité des transports en commun redynamise le centre-ville. Il postule qu’il est trop tôt pour tirer des conclusions, mais 31% des usager·ère·x·s sondé·e·x·s disent venir plus souvent au centre-ville. On peut donc imaginer que cela se traduit par une revitalisation de l’économie locale et redonne vie à la ville.
Comme pour l’exemple allemand, on peut se pencher sur la question de la qualité du réseau. Ici, les résultats sont très différents. En effet, 68% des usager·ère·x·s affirment que le nouveau réseau gratuit valorise le territoire dunkerquois, au contraire de l’Allemagne qui a souvent fait la une des journaux pendant l’été 2022 pour son réseau totalement débordé. Mais le rapport met en lumière un aspect important: la gratuité n’était pas la seule mesure mise en place. Elle a été accompagnée par un ensemble de mesures, notamment le renouvellement de tout le réseau, et un aménagement important des espaces urbains. Ce qui semble confirmer l’hypothèse qu’on avait avancée auparavant: afin de maintenir la qualité du réseau, la gratuité ne peut pas se faire toute seule, mais doit se faire en concert avec d’autres mesures visant à maintenir l’attractivité dudit réseau.
Il est maintenant intéressant d’examiner un dernier cas pratique: le Luxembourg. Ce petit pays a rendu gratuit depuis 2020 l’entièreté de son réseau de transports en commun. Comme à Dunkerque, il est accompagné de nombre d’autres mesures, comme l’extension systématique du réseau ferroviaire national, le doublage des places de P+R (notamment pour les frontalier·ère·x·s, à l’instar du canton de Genève), une refonte complète du réseau national de lignes de bus et le passage à une technologie de propulsion alternative pour la flotte d’ici 2030, un réseau de pistes cyclables, et l’expansion des tramways régionaux (source: ministère des transports publics du Luxembourg§). Et en effet, les transports publics sont de plus en plus utilisés, et sont très appréciés par la population¶. Pourtant, comme le relève le journal luxembourgeois Virgule, l’utilisation de la voiture, et les embouteillages, restent courants dans le pays. L’analyse faite est que les 200’000 frontaliers français et belges qui se rendent quotidiennement au Luxembourg pour travailler, ne bénéficient pas de l’offre depuis leur domicile jusqu’à la frontière. Certes, il y a des parking relais à la frontière, mais cela ne semble pas être suffisant (remarquons la très grande similarité avec Genève, qui, comme le Luxembourg, souffre depuis longtemps d’un centre-ville surchargé et d’un manque de places de parc). Greenpeace, dans un article# analysant les résultats d’un rapport** sur les transports publics en Europe, félicite le Luxembourg pour son pas en avant sur les questions de mobilité, mais l’épingle sur un point important: malgré l’attractivité de son réseau de transports en commun, la voiture reste souvent un mode de transport de choix. En plus de la question des frontaliers, il déplore que la voiture reste très abordable pour une bonne partie de la population dans ce pays très riche. Greenpeace demande alors des mesures plus fermes, comme des taxes supplémentaires qui diminueraient l’attractivité de la voiture.
De cet exemple, on peut tirer une conclusion principale: afin de voir une diminution significative de l’utilisation de la voiture, il n’est pas suffisant d’avoir un réseau de transports en commun performant au sein d’une ville – il faut aussi que ce réseau s’étende autour, afin que toutes les personnes qui doivent s’y rendre puissent en user.
Avec ces trois études de cas, nous pouvons finalement résumer les principales conclusions que nous devrions garder en tête si l’on va un jour essayer de rendre les transports publics gratuits en Suisse. D’abord, la gratuité à elle seule n’est pas suffisante, car le réseau pourrait rapidement être saturé, et finalement perdre l’attractivité qu’on souhaitait lui donner. Augmenter l’offre et la qualité des transports et des infrastructures publiques sont également nécessaires. Deuxièmement, il est important de rendre l’offre accessible non seulement aux citadin·e·x·s, mais aussi aux personnes vivant dans les banlieues et les zones rurales, et coopérer avec nos voisin·e·x·s dans le cas de villes frontalières comme Genève ou Bâle. Finalement, une fois qu’il existe un réseau de qualité et accessible à tou·te·x·s, on pourrait penser à décourager les gens de l’utilisation de la voiture afin d’achever le transfert modal souhaité.
Crédit photo: Irisbus Crealis Neo 18 n°804 du réseau DK’Bus, à l’arrêt Gare SNCF. (Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license) Par Florian Fèvre de Mobilys. (Wikimedia)
- *https://arxiv.org/abs/2208.14902
- †https://www.euractiv.com/section/politics/short_news/german-rail-overcrowded-after-e9-ticket-launch/
- ‡http://vigs-conseil.com/wp-content/uploads/2017/04/Rapport-final-gratuit%C3%A9-Dunkerque.pdf
- §https://transports.public.lu/fr/mobilite/mobilite-gratuite.html
- ¶https://www.virgule.lu/luxembourg/luxembourg-la-gratuite-des-transports-n-a-pas-fait-oublier-la-voiture/1343810.html
- #https://www.greenpeace.org/luxembourg/fr/actualites/17906/les-transports-en-commun-gratuits-cest-sympa-mais-ca-ne-suffit-pas/
- **https://greenpeace.at/uploads/2023/05/report-climate-and-public-transport-tickets-in-europe.pdf