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Business as usual, 1/3: Portrait d’une planète en feu

Pourquoi n’agissons-nous pas ?

Nous sommes en 2020, l’Australie à brûlé pendant des mois, l’Amazonie aussi, les événements météorologiques extrêmes se multiplient1. La crise climatique apparaît désormais clairement, comme une évidence, un fait scientifique qui n’est plus à remettre en question. Entre janvier et octobre 2019, la température moyenne terrestre était 1.1°C plus haute qu’aux niveaux préindustriels2. Ces cinq dernières années ont été les cinq plus chaudes jamais mesurées2.

Nous savons, que le réchauffement climatique constitue une menace pour l’existence même de notre civilisation. Le Forum économique mondial (WEF), dans une étude publiée en 20183, le classe comme le risque le plus important pesant sur notre société, avant la possibilité d’un conflit nucléaire3. La Banque mondiale, dans un rapport publié en 20124 déjà, estime “qu’il n’est pas certain qu’une adaptation à un monde à +4°C soit possible”, le climatologiste Kevin Anderson va jusqu’à prévoir une baisse de la population mondiale de l’ordre de 80% à 90%5 dans un scénario à 4°C. Le Pentagone commence à envisager la possibilité d’un effondrement, et celle d’une escalade nucléaire en cas de conflit armé dans ce contexte6.

Nous savons, que malgré la volonté affichée à la signature de l’accord de Paris de limiter le réchauffement climatique en dessous des +2°C, les mesures prises en pratique nous amènent sur une trajectoire avec un réchauffement de l’ordre de +3°C à +5°C7. Nous savons aussi que les modèles du GIEC ignorent bon nombre de non-linéarités du système climatique (notamment la libération du méthane contenu dans le permafrost) et risquent donc de sous-estimer le réchauffement pour une concentration de GàS* donnée5.

Nous savons, que la survie de notre civilisation – sinon de notre espèce – est menacée, que la fenêtre d’opportunité pour éviter une catastrophe climatique se referme, et que le risque est existentiel5. Nous savons, que des événements climatiques extrêmes ont déjà causé des effondrements de civilisations, et que la liste des civilisations qui ne sont pas effondrées est bien plus courte que celle de celles qui ont connu une autre fin8.

Les faits sont là, pourquoi n’agissons nous pas?

Diagnostic :

Trajectoires d’émissions pour un réchauffement de +2° (source : Robbie Andrew, Center for International Climate Research CICERO

Pour répondre à la question “pourquoi n’agissons-nous pas“, il est nécessaire de savoir ce que signifie agir dans le contexte du changement climatique. Les gaz à effets de serre émis ne sont “pas” éliminés de l’atmosphère (ils le sont mais à une vitesse telle qu’un retour à des concentrations préindustrielles prendrait des milliers d’années9). Il faut donc considérer que si on veut contenir le réchauffement sous une certaine valeur, il y a une quantité finie de GàS que l’on peut se permettre d’émettre. On définit ainsi le concept de budget carbone10. Dans la pratique, ce qu’il faut accomplir, c’est la décarbonation de notre société : la réduction des émissions de gaz à effet de serre à 0 à l’horizon 2030-205011. Une conséquence de la non-absorption du CO2 est le fait que plus la décarbonation commencera tardivement, plus le taux de diminution de carbone devra être rapide pour un budget donné. Il nous faut donc commencer ce processus le plus tôt possible.

« Économie : activité humaine qui consiste à produire, distribuer, échanger et consommer des produits et services. »

Wikipedia12

Bien évidemment, décarboner c’est s’assurer de mettre fin aux différentes activités qui causent la libération de gaz à effet de serre dans notre atmosphère. Ces activités sont des activités de transport, de production, d’élevage etc. Elles constituent des activités économiques, au sens premier du terme.

Une fois que l’on a établi que la question de la décarbonisation se pose sur le plan économique – et que l’on commence à tenter de penser la décarbonisation dans des termes concrets – se pose la question suivante : quels secteurs de l’économie sont responsables de la majeure partie des  émissions de gaz à effet de serre ? Ici la réponse est claire : ceux de l’industrie et de la production d’énergie (principalement électrique et thermique)13.

L’échappatoire apparaît donc clairement, contre le changement climatique il nous faut réduire – avant tout – les émissions de la production industrielle, et celles de la production énergétique. Cela devrait relever de l’évidence mais la reconfiguration économique que l’on préconise ici est bien une opération de réduction de l’activité de certains secteurs. Construire des infrastructures de production d’énergies renouvelables, ne résout rien si le déploiement de ces infrastructures ne s’accompagne pas du démantèlement des infrastructures fossiles. Ce qui a un impact, c’est la fermeture de centrales à charbon, de puits de pétroles, de fonderies d’aluminium, pas l’ouverture de centrale hydroélectriques, solaires etc. Au sens le plus strict, le développement des énergies renouvelables est une activité émettrice des GàS (le déploiement des infrastructures du renouvelable se faisant nécessairement en consommant des énergies fossiles).

Ceci ne constitue pas un argument pour ne pas développer de telles énergies: nos sociétés ont besoin d’un approvisionnement énergétique, si nous voulons maintenir en activité des services “de base”, le chauffage, les services médicaux, la production alimentaire. Fermer d’un seul coup les vannes de l’approvisionnement énergétique serait une opération coûteuse, sur le plan des vies humaines14. Toutefois, comme le note Guillaume Pitron15, appeler la transition énergétique “transition écologique” relève de l’hypocrisie, l’enjeu n’est pas celui de la protection de l’environnement mais celui de la préservation de l’approvisionnement énergétique de nos sociétés, de la construction d’une forme de résilience.

Taux de retour énergétique de différentes sources d’énergie, on voit ici comment à l’exception de l’hydroélectricité, les énergies renouvelables ont un rendement énergétique nettement plus faible que le fossile (Source Murphy et Al.16)

Un concept sur lequel il est nécessaire de s’attarder – si on veut peindre un tableau relativement lucide des scénarios possibles – est celui du taux de retour énergétique (TRE). Le TRE est défini pour un mode de production d’énergie donnée comme le ratio d’énergie utilisable sur la quantité d’énergie requise à sa production. Il est communément admis que la révolution industrielle fut permise par l’importante quantité d’énergie facile d’accès (donc ayant un TRE élevé) mise à disposition par les débuts de l’exploitation du charbon16. Ce qui nous intéresse ici, c’est que le TRE des énergies renouvelables§ est nettement plus bas que celui des énergies fossiles17–19.

Ce faible rendement des énergies renouvelables rend définitivement caduque l’idée selon laquelle une croissance verte, découplée de la croissance des émissions de CO2 serait possible20,21. Ici le lieu commun consiste à affirmer que le TRE des énergies renouvelable va nécessairement augmenter, et que le progrès technologique va rendre possible leur substitution aux énergies fossiles. La science et l’histoire# tendent à indiquer que si effectivement le TRE des énergies renouvelables va peut-être augmenter, sa valeur restera nettement inférieure à celle des énergies fossiles19. En effet c’est le haut retour sur investissement énergétique qui permet à la croissance économique telle que nous la connaissons (à savoir sous une forme exponentielle) d’exister21. En outre la baisse du TRE semble être un facteur important – sinon décisif – dans l’effondrement et la déstabilisation des sociétés complexes** L’avenir n’est donc pas à la croissance ininterrompue, que nous le voulions ou non.

C’est un chemin que nous ne suivons pas22.

« Mais la préfecture et la municipalité commençaient à s’interroger. Aussi longtemps que chaque médecin n’avait pas eu connaissance de plus de deux ou trois cas, personne n’avait pensé à bouger. Mais, en somme, il suffit que quelqu’un songeât à faire l’addition. L’addition était consternante. »

Albert Camus – Extrait de “La Peste”

Titouan Renard

Photo de couverture : Des pompiers tentent de maîtriser un feu de puits pétrole, Koweit , 1991 (Domaine Public)


  1. *
    Gaz à effet de Serre
  2. Ou EROI pour Energy Return on Investment en anglais.
  3. Le travail humain – tout du moins manuel – peut être compris comme la libération de l’énergie biologique fournie par les travailleu·r·se·s, et de ce point de vue l’esclavage et les autres formes d’exploitation comme une opération d’augmentation du TRE du travail humain. 
  4. §
    A l’exception de l’hydroélectrique qui à ses propres inconvénients, notamment le fait que son déploiement n’est possible que là ou il y a des vallées ou des fleuves.
  5. Si on observe en effet un certain découplage entre la croissance du PIB et les émissions de GàS, ce phénomène est comparativement plus lent que la croissance du PIB. Le résultat est donc une poursuite de la croissance exponentielle des émissions de GàS.
  6. #
    Je fais ici référence au fait que le TRE du pétrole n’a fait que baisser depuis le début de son exploitation, et ce en raison de sa raréfaction, l’évolution de la technologie n’a ici pas suffi à compenser la contrainte physique posée par l’exploitation de gisements toujours plus inaccessibles.
  7. **
    Tel que l’ont relevé les travaux de Joseph Tainter, et tel que l’avait pressenti Marx dans son analyse des effets de la baisse tendancielle des taux de profits.

Sources

  1. 1.
    Extreme Weather Events in Europe: Preparing for Climate Change Adaptation. European Academies Science Advisory Counsil (EASAC) ; 2013:136. http://real.mtak.hu/8366/1/EASAC_EWWG_Extreme_weather_report.pdf.
  2. 2.
    WMO Provisional Statement on the State of the Global Climate in 2019. World Meteorological Organisation (WMO) ; 2019:34. https://library.wmo.int/doc_num.php?explnum_id=10108.
  3. 3.
    The Global Risks Report 2018 13th Edition. World Economic Forum ; 2018:72. http://www3.weforum.org/docs/WEF_GRR18_Report.pdf.
  4. 4.
    Turn down the Heat : Why a 4°C Warmer World Must Be Avoided . The World Bank; 2012:85. http://documents.worldbank.org/curated/en/865571468149107611/pdf/NonAsciiFileName0.pdf.
  5. 5.
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