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Analyse Economies Politiques

Les « bons » et les « mauvais » immigrés : un récit sur fond de classes sociales et de races

Cet article a été écrit dans le cadre du cours de SHS (EPFL): “Histoire de la pensée économique” enseigné par François Allisson.

 « Les classes populaires ont migré vers l’extrême droite. […] Les bourgeois n’ont pas de problème avec l’immigration : ils ne la croisent pas. Les classes populaires vivent avec [elle] ».

Emmanuel Macron​1​

Sur quoi se basent ces mots sortis tout droit de la bouche d’Emmanuel Macron ? A priori, sur pas grand-chose.  Ces propos, problématiques à bien des égards, dénaturent le pouvoir politique des classes bourgeoises tout en traitant l’immigration comme un « problème ». Le vote très bourgeois dont a bénéficié Éric Zemmour lors des dernières élections​2​, à qui on aurait pu par ailleurs prêter la citation ci-dessus par ignorance, vient nuancer le propos, tout en soulevant une autre question : et si la bourgeoisie avait réellement un problème avec l’immigration ? L’objectif de cet article est de s’intéresser à la manière dont, historiquement, l’accueil de travailleurs étrangers a pu être modelé par des facteurs économiques, s’entremêlant avec des problématiques « d’intégration ». Ceci sera illustré d’abord à partir de la comparaison du modèle suisse et du modèle américain à travers la notion de « Model Minority » aux Etats-Unis. En ressortiront alors des formes très claires de domination socio-économique et culturelle s’exerçant sur les personnes immigrées.

Le modèle suisse : discrimination par cercles

Au lendemain de la 2ème guerre mondiale, le système de production suisse fait face à une forte demande en raison de la reconstruction européenne. Ces besoins de main-d’œuvre conduisent à un fort afflux de travailleurs italiens.

Ainsi, jusqu’à la fin des années 1980, les besoins de l’économie jouent un rôle prépondérant dans l’accueil ou le renvoi de travailleurs étrangers. On pense notamment à la crise pétrolière de 1973, où les étrangers (principalement italiens) perdent leur emploi, de par leur forte présence dans les branches touchées par la crise. A une époque où le permis de séjour va de pair avec le permis de travail, ce sont alors quelques centaines de milliers de travailleurs qui sont expulsés du territoire suisse, afin de maintenir le taux de chômage en réduisant les effectifs. A l’inverse, les périodes de reprise économique dans les années 1980 s’accompagnent d’un accroissement de la population étrangère. La conjoncture entre économie et travailleurs étrangers se traduit ainsi clairement par leur objectification comme simple main d’œuvre.

Par ailleurs, un climat extrêmement xénophobe parcourt le débat public face à l’arrivée croissante d’étrangers dans les années 60. C’est la peur d’une « surpopulation étrangère » (Uberfremdung) qui traverse une majorité de la population.​3​ Bien que peu fondamentale dans les décisions politiques dans un premier temps, elle devient un facteur important par la suite sous la pression de la population, aboutissant notamment au modèle des 3 cercles adoptés en 1991. Cette sélection se fait strictement sur l’origine, sur le principe qu’une intégration meilleure est possible pour des cultures proches de la culture suisse : « Nous avons besoin de main-d’œuvre étrangère provenant de pays partageant les mêmes cultures que nous, c’est-à-dire avant tout d’États européens. »​4​ A souligner que la main-d’œuvre nord-américaine et océanique – blanche, en somme – fait partie du 2ème cercle. C’est dans le 3ème cercle, s’adressant implicitement aux asiatiques et africains, où l’interdiction d’entrée se fait le plus ressentir. En effet, aucun recrutement de main-d’œuvre [au sein de ces populations] n’est prévu, sauf dans le cas exceptionnel des professionnels hautement qualifiés.​5​ Cette subtilité de n’accueillir que des personnes hautement diplômées des pays lointains se voit étirée en longueur jusqu’au modèle des 2 cercles de 1997, qui remplace le précédent, et qui n’est autre qu’un système de points. Ce n’est alors que le niveau de qualification individuel qui entre en jeu dans le critère de sélection.

La hierarchisation des “low-skilled workers” et des “high-skilled workers”

Il convient de souligner le caractère discriminatoire qui peut sous-tendre une sélection sur la base de la qualification. Naît alors une image de “bons” et de “mauvais” immigrants :

Les personnes qui disposent de suffisamment de capital social, économique et symbolique pour que la question de l’intégration ne se pose plus sont encouragées à immigrer, tandis que sont refusés les individus dont l’intégration semble difficile”.

Wicker et al. Cité in Choquet

Ces personnes hautement éduquées trouveront généralement un travail dans un domaine tel que les sciences, l’ingénierie ou la finance. Alors qu’une personne étrangère moins diplômée travaillera dans les domaines de la construction ou du nettoyage, entre autres.​6​

Dans un article publié en 2017, la philosophe Désirée Lim explique comment ce type de système de sélection peut être injustifié. Ce n’est pas tant le fait de préférer un travailleur selon ses qualifications qui est critiqué, mais plutôt le vaste système de préférences instauré par un État, qui paraît discriminatoire. 

Un aspect fondamental de ce qui constitue un acte discriminatoire injustifié ou non se trouve dans le caractère insultant et humiliant de celui-ci. Ce caractère irrespectueux se déduit généralement en référence à un contexte historique dans lequel s’ancre l’acte. Ainsi, bien que les instaurateurs des lois racistes Jim Crow (cf. encadré) aient perpétué la ségrégation entre blancs et noirs au nom du principe “différents mais égaux”, il y avait un évident caractère discriminatoire à ne pas mélanger les deux races qui se déduit aussi du contexte socio-historique.​6​

Lois Jim Crow : ces lois sont apparues en 1896, suivant la Guerre de Sécession, dans les Etats confédérés du sud des Etats-Unis. Basées sur le principe de « séparés mais égaux », elles discriminent spatialement les Noirs et Blancs, tant dans le domaine public (transport, WC, éducation, …) que privé (interactions sociales). Les installations publiques se voient sous-financés, institutionalisant la ségrégation raciale.
Elles ont été abolies en 1965, dans la lignée du mouvement des « Civil Rights Act ». Ce contexte a par ailleurs été propice à la création de la notion de « Model Minority ».

C’est avant tout un discours et une perception fortement xénophobe qui se met en place à l’égard des “low-skilled workers”. En effet, dans un sondage anglais datant de 2011​7​, parmi les répondants souhaitant une réduction de l’immigration, une majorité (64%) se positionnèrent contre les “low-skilled workers”, et 32% contre les deux types de travailleurs. On voit alors un Uberfremdung anglophone se dessiner chez la majorité de la population résidente anglaise.

Cette xénophobie ambiante se développe et s’amplifie à mesure que l’on monte dans les échelons sociaux. Les « low-skilled workers » constituent une altérité qui dérange également les groupes dominants. C’est une catégorie différente, avec des pratiques et expériences étrangères, qui ne colle pas avec les croyances du groupe dominant, les voyant alors comme des troubles de l’ordre. Par ailleurs, leur manque de capital économique, social ou culturel ne leur permet pas de se conformer aux conventions bourgeoises des classes dominantes. Leurs différences sont alors vues comme de la déviance et se traduit par une hiérarchisation, laissant place aux préjugés stéréotypés.​6​ Ce mépris de classe xénophobe de la part des classes dominantes peut notamment être illustré à travers les dernières élections françaises par le vote très bourgeois dont a bénéficié Éric Zemmour, comme mentionné en amont.

Le modèle américain : Minority Model

Ce mépris de classe que subissent les « low-skilled workers » est à mettre en parallèle avec le discours méritocratique qui accompagne l’accueil des « high-skilled workers ». Ainsi, la chercheuse Ayelet Shachar décrit les travailleurs diplômés comme des “champions olympiques”, dans une métaphore filée qui se veut critique de la sélection par qualification des étrangers qui, pour elle, prend également source dans une forte volonté de croissance économique et d’innovation de certains États, ainsi que dans le mythe de la méritocratie : 

« De la même manière qu’ils introduisent des restrictions dans la plupart des autres catégories d’entrants, les gouvernements choisissent préventivement des « gagnants » dont la naturalisation est accélérée sur la base de leurs qualifications, leurs innovation et contribution potentielles à la stature du pays, sa croissance économique et réputation internationale. Des personnes riches et hautement éduquées, aux scientifiques prestigieux et sportifs d’élite, artistes reconnus et entrepreneurs accomplis : la citoyenneté-pour-talent (trad. citizenship-for-talent ) – que l’on pourrait appeler une citoyenneté olympique – est en progression. »

Désirée Lim, Ibid, p.376 (trad. personnelle)

Ainsi, la discrimination ne se joue pas sur des critères tels que le genre, la race ou l’orientation sexuelle, comme l’écrit Iris Marion Young :

« La hiérarchisation injuste des castes est remplacée par une hiérarchisation, dite « naturelle », de l’intelligence et des compétences »

Pon Gordon​8​ (trad. personnelle)

En effet, le mérite, principe essentiel dans la manière dont le travail est divisé dans nos démocraties libérales, est aussi un trait utilisé pour stigmatiser les « low-skilled workers », tout en objectivant les « high-skilled workers ». A cet égard, l’exemple américain est historiquement remarquable, dans la mesure où la question raciale entre encore plus en jonction avec la question sociale. La population américaine d’origine asiatique se trouve ainsi être celle ayant le revenu médian ainsi que le niveau d’éducation le plus élevé dans le pays, en comparaison avec les autres races.​9​ Cette particularité​*​ trouve une origine historique, dans le « Immigration and Nationality Act » datant de 1965, ayant permis une arrivée massive de travailleurs étrangers, notamment de Chine et d’Inde.   
Dans un pays marqué au fer rouge par le ségrégationnisme et le mythe du « rêve américain », le récit entourant la réussite socio-économique des travailleurs asiatiques hautement éduqués a été – et est toujours – un point fondamental dans la stigmatisation dont sont victimes la population afro-américaine. Les discours d’une population asiatique modèle (Minority Model) émerge dans les années 1960 dans un contexte de tensions raciales. Ces récits individualisent le succès des Asian Americans, en s’appuyant sur leur prétendue persévérance, ténacité et productivité. Ces traits de personnalité stéréotypés recoupent avec un champ lexical propre au néolibéralisme, qui par ailleurs « construit l’Asiatique comme un homo economicus extraordinaire. »​8​ Le discours du Minority Model est alors essentiellement une adaptation raciste du rêve américain. Un récit permettant d’individualiser la situation d’autrui et de la faire dépendre d’efforts individuels, en dépit du contexte racial et social. 

Ainsi, nous avons vu à travers les modèles suisses puis américains, la manière dont des réglementations et lois politiques peuvent venir modeler des récits et des quotidiens de travailleurs étrangers, participant à installer une forme de binarité dans la manière dont les discours dominants les perçoivent. Ces réglementations visent alors à répondre à un besoin de main d’œuvre peu cher, tout en étant modelant des distinctions nettes entre travailleurs “locaux” et “étrangers”.
Se pose, par ailleurs, la question de la manière dont ces formes de discrimination institutionnelle sont portés, en toile de fond, par des discours « intellectuels », teintés d’un « racisme de l’intelligence » comme l’appelait Bourdieu. Véhiculés par journalistes, éditorialistes ou universitaires réactionnaires, ces discours disséminés dans le champ médiatique se doivent d’être démantelés tant sous la perspective d’une lutte anti-raciste que sociale. 

“The Migration of the Negro, Panel 1”, Jacob Lawrence, 1941

  1. ​*​
    Il convient néanmoins de nuancer et de rappeler le caractère très globalisant de l’appellation « population américaine d’origine asiatique » (Asian American). Il s’agit plutôt de décrire une tendance générale au sein de cette population, sans pour autant négliger la diversité des origines la constituant. La vidéo qui suit (7 :15) aborde ainsi par exemple la différence de capital culturel existante entre immigrés indiens et bhoutanais aux USA, malgré leur origine continentale commune : https://www.youtube.com/watch?v=29lXsOYBaow
  1. 1.
    Rioux C. « Emmanuel Macron relance le débat sur l’immigration ». Le Devoir. Published September 21, 2019. https://www.ledevoir.com
  2. 2.
    Berkaoui H. « Radicalisation de la bourgeoisie » : le vote d’extrême droite dans les quartiers riches. https://www.bondyblog.fr. https://www.bondyblog.fr/politique/presidentielle-2022/radicalisation-de-la-bourgeoisie-le-vote-dextreme-droite-dans-les-quartiers-riches/
  3. 3.
    Piguet E. L’immigration En Suisse : 60 Ans d’entrouverture. EPFL Press; 2013.
  4. 4.
    Mahnig H. Histoire de La Politique de Migration, d’asile et d’intégration En Suisse Depuis 1948. Editions Seismo; 2005. https://www.unige.ch/sciences-societe/socio/files/8114/0533/6235/NiederbergerinMahnig2005.pdf
  5. 5.
    Choquet S. « Diversité légitime et illégitime – la Suisse et ses minorités ». Droit et cultures [En ligne]. 2019;77. doi:https://doi.org/10.4000/droitcultures.5354
  6. 6.
    Désirée L. « Selecting Immigrants By Skill: A Case Of Wrongful Discrimination? ». Social Theory and Practice. 2017;43(2):369–96.
  7. 7.
    The Migration Observatory . Thinking Behind the Numbers: Understanding Public Opinion on Immigration in Britain. https://migrationobservatory.ox.ac.uk. Published October 16, 2011. Accessed May 9, 2022. https://migrationobservatory.ox.ac.uk/resources/reports/thinking-behind-the-numbers-understanding-public-opinion-on-immigration-in-britain/
  8. 8.
    Pon G. « IMPORTING THE ASIAN MODEL MINORITY DISCOURSE INTO CANADA: Implications for Social Work and Education ». Canadian Social Work Review / Revue Canadienne de Service Social 17. 2000;2:277–91. http://www.jstor.org/stable/41669710
  9. 9.
    Pan J. « Beyond the Model Minority Myth ». https://www.jacobin.com. Accessed May 9, 2022. https://jacobin.com/2015/07/chua-changelab-nakagawa-model-minority/

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